L’écriture de Meddeb est caractérisée par une hyper-activité que nous pouvons repérer à travers une figure privilégiée qui est l’énumération cumulative et référentielle. 62
Il s’agit, dans un premier temps, pour le narrateur en état de transe, de livrer la complexité et la richesse de son savoir, accumulé dans le silence, dans le temps, dans les parcours de toutes natures qui jouxtent l’écriture et mènent à elle. Ce savoir aspire à se donner à voir dans son bouillonnement pour mieux laisser deviner le cheminement intellectuel, spirituel et corporel qui sont les sous-bassement de cette écriture.
Ce cheminement est également un rythme intérieur, dont rendent compte notamment le surgissement des références, le rattachement souvent de nature analogique des unes aux autres. 63 L’écriture est donc la scansion momentanée d’un désir de dire, de se construire/déconstruire, de se décentrer.
Le cheminement dont il est question ne se fait pas par hasard ; nous avons déjà évoqué la figure de l’alambic se greffant en surimpression sur le parcours spatial effectué par le narrateur et les personnages durant le récit. Nous avons également vu que le parcours effectué par ce même narrateur lui permettait de convoquer/évoquer des références de toutes sortes, qu’elles soient religieuses, littéraires, et même anthropologiques.
Le parcours effectué grâce à ces références est donc un entretien de traces déjà laissées par d’autres. Ces références construisent une route impalpable, créent ou reprennent à leur compte une aimantation singulière à travers laquelle on peut retrouver des jalons qui inventorient des expériences, des œuvres, des paroles appartenant à des hommes qui s’en sont servis pour exprimer des choix, pour ouvrir de nouvelles voies de réflexion, pour inaugurer de nouvelles visions du monde.
Ces voies de réflexion désignent presque toutes le travail entrepris par certains aux marges d’une culture dominante : Artaud, Goethe, Nietzsche, Dante sont ici rapprochés d’autres détenteurs de savoir, qui sont eux orientaux, et pour lesquels la philosophie ne se sépare pas d’une formation spirituelle : Ibn Arabi, Averroès, Avicenne, El Ghazali et autres poètes comme El Mutannabi ou Taha Hussein.
Télescopages des temps, des époques et des lieux, des enjeux effectués à dessein pour qu’apparaissent à travers cette « fresque fantastique », ces paroles autres qui permettent de relativiser les appartenances, les identités et les démarches.
La « géo-graphie » a donc un rôle essentiel de décentrement, mais également de dédramatisation. La fresque universelle donne une mesure autrement plus vaste du fameux problème de l’identité, de la différence, des appartenances idéologiques et religieuses. Dans le fatras des multiples figures et des nominations, surnagent le mouvement, l’impulsion dynamique dans leur irrépréhensible transformation.
Toutes ses figures dans leur diversité, viennent tirer le texte à elle, l’étriquer, le défaire en quelque sorte dans sa constitution unitaire et le restituer multidirectionnel, contradictoire, polysémique, électrisé de toute part et crissant de ce concert de voix qui se rencontrent dans cet espace magnétisé, unique qu’est l’espace de l’écriture. 64
L’écriture relève pourtant d’une démarche symbolique et mythique : elle permet de reconquérir activement l’Imagination, force fécondante des idées et du cosmos. La tentative de Talismano est mise en abyme par la constitution de l’idole, à laquelle on cherche à greffer un phallus qui pourrait avoir ici la signification de la puissance génésique de l’Imagination.
L’idole ressemble à s’y méprendre à la démarche, tentée par l’écriture, de s’agréger toutes les manifestations du/des savoirs, dans une démarche compulsive, dépensière, ironique mais possessive pourtant.
Simultanément dans Phantasia, l’écriture devient le moyen symbolique privilégié de revivre les grandes expériences humaines qui impliquent le corps dans ses dimensions extrêmes et excessives, conduisant à certaines révélations ou illuminations ; anthropologiquement, on appellera cela une initiation : admission au mystère et par extension admission à un culte, dans une société secrète, à un état social particulier ou introduction à la connaissances des choses secrètes, cachées, difficiles. (Dictionnaire Le Robert)
L’initiation se pratique généralement dans les sociétés traditionnelles. Tout initié a besoin d’un maître ; il est introduit aux mystères grâce à un métier ou une tâche qui lui permet d’appartenir à une corporation d’artisans. On remarque dans Talismano l’importance des congrégations artisanales. Le narrateur s’y mêle et y apprend des choses nouvelles sur lui-même, sur les relations modernité/tradition.
Une autre initiation a lieu également, sexuelle et orgiaque, à la manière des cérémonies bacchiques ou orphiques. A l’issue de ce déferlement de force brute qui sont un véritable exutoire à toutes les passions et les désirs réprimés, une sorte de cérémonie initiatique a lieu, présidée par Yussuf, dont la présence a déjà été invoquée ailleurs : Yussuf préside dans la tradition musulmane au troisième ciel . Il est l’inspirateur des artistes et des poètes. Dans le récit, c’est lui qui tracera sur le mur la figure du serpent-cercle qui permettra le passage du narrateur dans l’au-delà du texte, de l’histoire, du récit. Par cette échappée, le narrateur rencontre ses géniteurs littéraires, appartenant à des horizons différents.
L’écriture est donc un produit cosmopolite, labile comme le mercure parce que soumis à pression par les différentes origines dont elle se réclament et qui la font vive, éclatante, en mouvement, parce que mue par cette force de vie rendue par le rythme, et par la rapidité de l’opération intellectuelle de rapprochement qui est aussi la force d’analogie.
L’analogie est un trope, mais avant cela elle est également une démarche essentielle de l’esprit humain et de la connaissance. Les définitions que nous donne Le Robert sont les suivantes : « Ressemblance établie par l’imagination (souvent consacrée dans le langage par les diverses acceptions du même mot) entre deux ou plusieurs objets de pensée essentiellement différents. ».
Or dans Talismano et dans Phantasia, les passages c’est à dire les liens, d’un lieu à un autre, d’une idée à l’autre ne se font pas dans un cadre logique par déduction mais dans un cadre analogique, le plus souvent par déduction, par contamination . Le désir, force attractive, se développe, traverse le texte, le plie à ses exigences, et opère ainsi des rapprochements inattendus fondus sur des points communs qui sont d’ordre intérieur et qui ne sont appréhendés que de l’intérieur par la vision, par le phénomène d’attirance qui est à l’origine de cette vision. Paradoxalement, la force d’analogie n’est pas conservatrice : au contraire, elle démultiplie les béances du texte, les interrogations avec lesquelles il assaille le lecteur.
On sait par ailleurs que l’analogie fut une des « attitudes »intellectuelles fondatrices du savoir traditionnel, qui partait notamment de la correspondance existante entre le macrocosme (le cosmos) et le microcosme(l’homme) : à partir de cette équivalence de base, la loi de l’analogie intervient à tous les niveaux et dans toutes les sciences ; ainsi en alchimie, par exemple, les processus concernant les métaux, s’attachent également aux matériaux humains c’est à dire les passions, les caractères .
Dans ce cadre, la pierre philosophale correspond à un état de pureté, recouvré par le corps humain, à partir duquel, une véritable ascension spirituelle devient possible. L’horoscope par exemple, dans sa version traditionnelle prend en considération cette correspondance des cieux, des planètes, avec les caractères humains auxquels ils président en vertu des humeurs, des caractères auxquels est attachée chaque planète.
On sait que ce sont également les lois de l’analogie qui régissent le monde de la magie, dans lequel le désir est un moteur essentiel. On rappellera à cet effet, « la causalité symétrique » qui fait que l’individu , dans l’univers magique, trouve ce qu’il désire, ou trouve ce qui est à la mesure de son désir, ou tout simplement ce qu’il est capable de désirer.
Cette causalité n’est pas seulement en vigueur dans l’univers magique, mais également dans l’univers religieux ou spirituel, ou même de manière plus large, dans l’univers symbolique.
L’écriture chez Abdelwahab Meddeb remet en branle les mécanismes de ce désir et de la magie, puisque Talismano et Phantasia, par la force du désir, convoquent les images, les rendent présentes et donnent au narrateur le pouvoir, la force et le prestige d’enfanter par la parole un monde comble, dans lequel les parcours les plus vitaux de l’homme, de l’espèce humaine et de l’humanité moderne, plus spécifiquement sont « théâtralisés », rejoués sur une scène entièrement intérieure, mais projetée dans les grandes villes du monde moderne par la force de la pensée, de la création , du désir.
Le narrateur y devient acteur des grands mythes ; il épouse la causalité magique qui régit ces derniers, il y éprouve des pouvoirs inouïs, il se projette dans des espaces sacrés, il convoque les mondes oubliés et les civilisations mortes. Il jouit donc d’un « certain » regard qui repère l’ancien sous les apparences du nouveau, tout comme il décèle dans le monde traditionnel ce qui peut être résolument moderne.
Ce regard porte un nom car son pouvoir démystificateur, transperçant et pénétrant, est celui de la vision illuminée ou illuminative ; le narrateur s’en réclame déjà dans Talismano et le perpétue dans Phantasia ; ses voyages dans les espaces et les temporalités l’ont aguerri et lui permettent de lire autrement les multiples signes de la vie et de la mort, tels qu’ils se donnent à voir dans les divers déploiements des civilisations qui ont peuplé et peuplent encore la terre.
La force de l’analogie réside dans cette nouvelle perspective (au sens pictural du mot, notamment) qu’elle permet au narrateur de construire. Ce point de vue démultiplié, sans cesse en fuite par rapport à lui-même, et cherchant à mettre en évidence une vision globale ou sans cesse dédoublée, trahit l’exigence d’interrogation et d’examen qui préside à l’opération de l’écriture. Plaisir, désir, exubérance, jouissance sont présents mais ces déterminations essentiellement subjectives sont sans cesse accompagnées de recherche de références, de comparaisons, de citations érudites, qui visent notamment à contrecarrer la puissance déstabilisatrice qui accompagne celles-là.
Une volonté de construire et de montrer la constitution d’un moi nouveau, débarrassé des rebuts des problèmes identitaires, qui ont encombré pendant longtemps les littératures maghrébines, apparaît clairement. La démarche est clairement jubilatoire car construite sur le modèle à la fois iconoclaste et désacralisé de la destruction des vieilles idoles d’une part ; d’autre part, par le collage, la marqueterie portée par l’imagination active et intérieure, refaire un monde que ces images désacralisées, mais puissantes, rechargent en profondeur, et auxquelles elles donnent la force d’affronter le pouvoir de la technologie notamment.
L’écriture est donc puissance génésique, sexuelle et sexualisée : nous l’appréhendons dans Talismano, comme dans Phantasia, où les scènes de coït sont mises en place avec force images qui soulignent d’ailleurs l’importance sensuelle mais aussi spirituel de l’acte sexuel.
Ibn Arabi ou Dante sont convoqués dans ce sens : la voie de l’amour est donc celle de l’Amour par lequel on accède aux secrets du monde et à ceux de la théophanie. Ce n’est donc pas par hasard si le narrateur de Phantasia a recours à cette phrase : « La métaphore du coït régit le monde. ». 65
Dans la perspective empruntée par Meddeb, l’opération physique recouvre en fait une grande part symbolique qu’il nomme indirectement dans les extraits suivants : « Elle veille sur le cycle de la corruption et de la génération. La nature est un cercle clos où tournent les routes de la vie et de la mort. » . 66
Le coït représente la puissance de vie, revendiquée et pratiquée par le narrateur, dans le débridement le plus anarchique, mais pourtant selon le codage de l’amour fou ou courtois, de l’amour mystique tels qu’ils apparaissent dans Phantasia.
Dans un cas comme dans l’autre, la métaphore, figure dérivée de l’analogie, régit les opérations amoureuses, même dans leurs caractères physiques le plus cru 67 , tout comme elle régit tous les autres rapports, tout comme elle est à l’origine de la puissance déferlante de l’image, grâce à la force prodigieusement décapante et découvrante de la vision.
Voir les pages 146 et suivantes dans Talismano
In Phantasia, page 220 par exemple
In Talismano page 141 « A me reproduire pour dire autre chose que moi-même, pour retrouver la plus juste matière à écrire, pour me mettre en face de l’indicible ; et le moindre indice de fantaisie, ou la plus anodine des descriptions parcourt fatalement l’élan de ma vie »
In Phantasia, page 43
Ibid., page 43
Voir la description d’Aya, page 45 de Phantasia.