Une forêt de signes 

Dès Talismano, le regard du narrateur n’est pas un regard neutre : il est insistant, décapant, mesurant de suite l’importance de tel ou tel détail, dont il s’empare alors pour le lire, le décoder, y saisir le prétexte à l’exercice de l’analogie, du rapprochement le plus déconcertant.

Les couleurs, dans Talismano, représentent un véritable codage qui renvoie à de vieux usages alchimiques. Elles y étaient nommées par rapport à leurs principaux composants ; une chromatique est installée par le narrateur ; les couleurs essentielles en sont le jaune, le pourpre, le violet, plus souvent utilisés que les bleus et les verts. Ces couleurs sont symboliques et parachèvent l’inscription de l’alchimie comme référence du texte. Elles tiennent aussi compte du codage traditionnel, qui est ici éclaté de l’intérieur, puisque le narrateur (et quelques rares initiés) est le seul à posséder le code des couleurs et à l’utiliser.

En fait, nous pouvons dire que tout objet touché par le regard du narrateur devient « objet culturel », amoncellement de significations, nœud d’analogie, qui sert alors de conductible à cette même analogie.

Dans cet ordre d’idées, la femme joue ici un rôle primordial puisqu’elle est en quelque sorte « le miroir de la théophanie », le lieu par excellence des images et des métaphores. La femme est une « image imageante ». La bien-aimée du narrateur dans Phantasia, se nomme à cet effet Aya ; or on sait qu’en arabe, ce terme possède plusieurs sens tous aussi importants les uns que les autres, pour mieux pénétrer et déambuler avec le narrateur dans Phantasia.

Au sens le moins sacré du terme, le mot « aya » indique l’angle d’une pièce, à partir de laquelle un point de vue peut s’établir. Ce terme veut également dire « signe », dans la perspective coranique qui insiste sur la pérennité et l’omniprésence des signes de Dieu dans la création. En dernier lieu, le mot désigne un ensemble de versets du Coran, qui possède un sens intrinsèque et se situe dans un ensemble plus large qui est la soura. (ﺓﺮﻮﺴﻟﺍ) Or il se trouve que le récit de Phantasia est véritablement scandé par les rencontres charnelles avec Aya. Le point de vue change à chaque fois, car la femme provoque ou est à l’origine des images qui apparaissent chez le narrateur :

« Le monde aboli, mon sexe est ennobli dans la chambre noire de ma compagne. J’agis en Aya, elle qui s’absente et voyage en ses terres intérieures. ». 68 Il y a dans cette citation, une allusion à la fécondation par le principe masculin universel de la matrice universelle.

Le geste est donc avant tout symbolique et replace en perspective l’activité sexuelle (ou sexualisée) du narrateur. Les images qu’il forge, qu’il raconte et qu’il projette viennent sans doute du monde intérieur de Aya, dont il devient paradoxalement le réceptacle.

La pénétrer, la féconder revient en fait à en faire naître des images, des virtualités qui ont besoin d’un intermédiaire masculin ; ici l’homme devient la créature de la femme, qui féconde, quant à elle, son imaginaire. Aya est donc le foyer des images ; elle est l’imagination en acte et sa réalisation.

Dans Talismano, les femmes ont également le rôle de révélateur (au sens photographique du terme également), car elles donnent aux hommes la révélation de leur être caché, de leurs fantasmes les plus secrets, ce qui leur permettra de rêver , de croire à la réalisation de l’utopie sociale décrite dans Talismano.

Les signes sont aussi exploités par Meddeb dans leurs dimensions plus restrictives, c’est à dire comme des lettres, des caractères graphiques plus généraux ou des idéogrammes ; ce qui leur permet d ‘investir l’espace de ses livres et d’en faire des acteurs à part entière.

Nous avons déjà vu que dans Talismano , la force transformatrice des lettres joue un rôle essentiel, puisque le narrateur change de nom et de fonction grâce à elles : il est projeté dans le monde imaginal et affirme ainsi sa force réelle.

On peut d’ailleurs se demander s’il n’utilise pas le symbolisme numérique de ces mêmes lettres, comme cela se fait encore dans les traditions populaires et mystiques du Maghreb, encore très vivaces. Il énonce donc implicitement la lettre comme une force de changement, de modification et donc de codage et de métamorphose, de brouillage aussi.

Autrement dit, il exalte le pouvoir imaginal des lettres , ou du moins il essaie de leur rendre ce caractère : le narrateur de Talismano et de Phantasia est à la recherche d’un nouvel alphabet, d’une nouvelle langue écrite et orale, basée sur une nouvelle conception de la lettre, du phonème, qui tiendrait plus compte de l’épaisseur et de la qualité de l’espace ; approche qui ne serait pas déterminée par le sens, mais par le tracé, le mouvement, la dynamique ,par les correspondances, les rapprochements et les mouvements donc.

L’écriture sert donc à mettre en place les espaces, dans lesquels les références, puis les signes sémiotisés, c’est à dire coupés des contextes auxquels ils appartiennent, entrent en gravitation, brillent, attirent, décentrent les anciens réseaux de sens et en tracent de nouveaux dans lesquels la relativisation, la mise en forme dans la nouveauté, la comparaison , le rapprochement jouent un rôle essentiel : celui de la sécularisation de tous les motifs qu’elle que soit leur origine(religieuse, métaphysique ou autre) , qui, en contrepartie, recharge le monde sur le plan mythique et le fracture d’autant d’aspirations au merveilleux

L’inauguration féconde le monde et le libère, en fait un champ de motifs qui miroitent les uns dans les autres et renvoient en fait à cet exercice fondateur et libérateur.

Pour Meddeb, la libération du sens est fondamentale. Elle constitue la démarche pour qu’une parole enfin sereine puisse naître , une parole enfin créatrice, qui puisse enchaîner sur une réflexion de plus en plus objective, même s’il faut pour cela passer par la libération des fantasmes et la levée des tabous et des non-dits.

La réflexion sur et à partir de la forme entraîne le recul, la mise en perspective qui ouvre à une connaissance différente de soi et des autres, de l’autre. L’écriture sert à cette libération du sens, à la mise en équivalence de tous les signes.

Simultanément, le mythe est néanmoins nécessaire pour se reconstruire une personnalité active, sublimée, capable de porter des images et de les réaliser sur le plan symbolique.

D’où ce dialogue institué dans l’écriture et par elle, entre différentes disciplines pour la compréhension d’une civilisation afin de prendre place en son sein : l’Histoire, l’exégèse, les grands livres religieux, la théologie, les traditions populaires, l’hagiographie, la poésie, la littérature, la peinture et la calligraphie rentrent en concurrence, se donnent le change.

La démarche de relativisation adoptée par le narrateur consiste également à rapporter des faits historiques très importants pour les arabes à travers des sources chrétiennes du Moyen-Âge, en ancien français. 69

La parole portée par l’écriture libère Phantasia, un peu comme dans une cure psychanalytique, une conversation ou la lente narration d’un conte fantastique. On voit apparaître ici, comme pour Dib et pour Khatibi, la nécessité première de passer outre le silence, de dire, de conter, de mêler la quotidienneté à la force récurrente d’images et de mythes qui s’enracinent tous dans la culture religieuse mais cherchent à s’en échapper ; tout comme ils s’adressent également à cette quotidienneté qu’il faut envisager, orienter pour construire un monde autre.

Notes
68.

In Phantasia, page 50

69.

Ibid., pages 35 à 36