L’énonciation inconfortable

Le lecteur est d’abord frappé par une énonciation que l’on pourrait qualifier d’oxymorique, puisque les contraires sont sans cesse associés, que ce soient des contraires théoriques, comme ceux qui appartiennent à l’école marxiste, marquée par l’histoire, la dialectique et donc le mouvement et la transformation ; et le taoïsme, marqué par un autre type de mouvement, cosmique et pour ainsi dire humoral, puisque pénétrant toute la création, unissant et désunissant les principes féminin et masculin du Yin et du Yang, que ce soient des contraires d’origine psychologique ou littéraire, comme cette nomination dédoublée :dedans dehors, proche lointain,etc. que l’on trouve page 15. 70

‘L’enjeu majeur de ces associations inattendues et d’autant plus frappantes est de « changer tes catégories de pensée », pour « dialoguer avec l’impensé ». Un autre terme est également essentiel : il s’agit de l’adjectif « combinatoire », associé avec le terme « coït ». 71

Ce renouvellement lexical, qui passe notamment par le traitement ou plutôt l’appropriation de catégories habituellement censurées a le but de déstabiliser l’exercice habituel de la pensée, basé sur l’avancée en terrain clairement balisé et délimité, notamment en termes usités ou au contraire interdits ou du moins réservés à un usage exclusif, autre que philosophique ; tout comme l’association poésie/ réflexion philosophique fait éclater sciemment des limites fortement marquées dans le monde occidental depuis le XVIII ème siècle.

Le propos et l’enseignement pratiqués et visés sont basés sur la pratique du paradoxe, dont l’oxymore est une des « formes-sens ». Un des buts visés par cette énonciation contradictoire et donc inconfortable, puisqu’elle ne rentre pas dans le cadre de la démarche logique argumentative ou autre ,classique, est de provoquer le même sentiment de gêne chez le lecteur, que celui qu’elle pratique pour elle-même.

En effet, cette démarche est caractérisée par une instabilité épistémologique, dans la mesure ou elle élabore sans cesse des sauts que nous dirons qualitatifs, puisqu’elle passe d’une école philosophique ou métaphysique à une autre, diamétralement opposées, ou du moins semblant l’être, pour trouver des « ponts inventifs ou créatifs » qui « cassent » les habituelles oppositions et binarités usitées et devenues pour cette raison des lieux communs.

Le but de cet exposé, que l’on peut considérer comme didactique à l’égard du lecteur, n’est pas de construire un système qui satisfasse les habitudes mentales des uns et des autres, mais de mettre celui-là devant des difficultés, des nouveautés, qui choquent et appellent néanmoins l’imagination à se joindre à la rigueur réflexive pour dépasser certains enfermements épistémologiques, et les impossibilités de sortir des déterminations historiques qui sont pour l’esprit moderne, de manière générale presque indépassables, ou en tout cas très difficilement.

Ce recueil poétique peut également être considéré comme une sorte de code ontologique, qui « offre » au lecteur, une règle de conduite, un point de vue d’attaque en ce qui concerne les grands problèmes du monde contemporain, notamment du côté occidental : famille, travail, politique, mais également amour et sexualité. Ils sont passés en revue plus ou moins rapidement en se réclamant de la différence, terme qui demande une explication plus ample.

Il faut préciser qu’à l’époque où Khatibi produit ce livre le terme « différence » n’a pas encore connu la fortune et la fréquence que l’on sait.

Il est donc nouveau et désigne un concept et un champ de réflexion encore en friche, et par lequel, il est possible d’introduire de nouvelles catégories de pensée et de nouvelles attitudes qui en seront déduites ; c’est ainsi qu’en s’inspirant des haïkus de facture japonaise, des courts poèmes déstabilisants( parce que basés sur l’appréhension du vide) et induisant la contemplation, et de la calligraphie dont le caractère idéo-calligrammatique lui paraît ouvert à un autre espace, Khatibi tente d’approcher et de faire accéder à un autre type de pensée, qui s’écarte totalement de celles connues et notamment de la traditionnelle opposition entre philosophie occidentale et orientale ; (on a déjà montré ailleurs le rôle qu’ont cependant tenu des penseurs et des poètes ou des écrivains occidentaux comme Mallarmé ou Artaud, ce qui montre, si besoin est, que la source de la réflexion de Khatibi est multiple, qu’elle s’enracine dans des territoires complexes qu’elle cherche à mettre en dialogue pour qu’une parole neuve puisse se mettre en place.

Mais à propos de ces auteurs se pose la question de l’orient et de l’occident qui peuvent devenir des notions relatives ; l’important est de retenir que l’orient peut être en fait une notion dont la généalogie s’élabore à partir de la métaphysique jusqu’à la philosophie pour désigner en fait l’impensé de toutes cultures, c’est à dire l’horizon fantasmé, désiré mais tu, l’impossible désir ingérable dans le cadre de sa propre culture, mais réalisable dans l’ailleurs de l’autre.

L’orient est l’origine tue et presque censurée d’une pensée, dont on découvre alors les strates d’élaboration et de travail, mais également les rapports humains qu’elle suppose et qu’elle construit même dans l’ignorance d’elle-même.)

La différence est donc ce qui permet de relativiser toute réflexion, puisqu’il s’agit en fait de ce qui ne peut-être pensé avec les catégories de notre environnement réflexif, culturel et philosophique ; elle est l’ailleurs impensable pour nous et auquel nous devons nous accommoder tant bien que mal en acceptant notamment nos limites, qui peuvent éventuellement servir à une base de réflexion nouvelle. La différence peut momentanément coïncider avec l’identité intraduisible et inexplicable pour l’autre.

Cette différence apparaît d’abord dans la forme du recueil qui se caractérise par une absence de développement, une absence d’argumentation classique et se présente le plus souvent sous forme d’assertions ou de propositions contradictoires et lapidaires dont le but est de perturber, de formuler à contre courant des sentences et des « sagesses » inattendues, en quelque sorte modernisées, portant sur tous les « tabous » des années soixante-dix : politiques, sociaux, idéologiques et sexuels.

Au milieu des croyances et des affirmations politiquement tranchées de l’époque, l’énonciation de Khatibi se propose d’être « un art migratoire », de passer d’un monde à l’autre, de mêler tous les niveaux de l’être et tous les secteurs où il évolue.

Mais cette démarche ne relève pas de la fantaisie ou du pur désir, même si ce dernier est reconnu dans l’importance qu’il joue, même dans une pensée rationnelle et rigoureuse. Comme pour Nietzsche, Khatibi affirme l’importance de la reconnaissance des soubassements de toute pensée, plus particulièrement, lorsqu’elle est philosophique ou littéraire.

Pour arriver à cette démarche, le ton et le savoir-faire utilisés relèvent des catégories qui ne se rapportent pas exclusivement à l’écrit, tout comme ils sont associés à d’autres moyens d’exposition ou didactiques. Dans ce cadre, le principe ludique accompagne celui de l’utilisation du paradoxe et de l’apparente contradiction.

Ce principe du jeu ne se sépare pas d’un ton qui est celui de l’ironie et de la moquerie qui permettent d’accéder au recul nécessaire pour découvrir et mettre en évidence la différence, c’est à dire une autre manière de réfléchir et de porter un regard sur le monde ; mais surtout de formuler de nouvelles positions et de nouveaux usages en matière d’approche, philosophique notamment.

Ces usages s’inspirent d’ailleurs de la langue et des coutumes populaires comme le revendique la voix du récitant : « la parabole du peuple inspire ma rareté ». L’adage populaire, ici, désigné par ellipse, se caractérise par sa faculté d’adaptation, par sa richesse polysémique , par son éventail de sens elliptiques ou produits sous forme de calembours, ou encore de sens implicites à inventorier et à découvrir en fonction des contextes notamment oraux, dans lesquels les locuteurs changent constamment.

On peut parler ici d’une sorte « d’opportunisme catégoriel, tel qu’il apparaît tout d’abord dans le cadre d’une approche superficielle ; le narrateur ou le « je » poétique le nommera d’ailleurs (car la question se pose ici de savoir a quel type d’énonciation l’on a affaire puisque l’écrit lui-même relève de plusieurs autres textes culturels et plusieurs pratiques d’écriture ou oratoires.) Comme ayant des caractères vibratoire, presque volatil et mouvant, insaisissable le plus souvent.

Notes
70.

In Le Lutteur de classe à la manière taoïste, p. 15.

71.

Ibid. p. 18.