Il s’agit en fait en même temps que de maintenir une position constante de recherche et d’interrogation, une quête de savoir, de se référer à la parole de la sagesse orale qui possède la qualité rare de ne pas séparer action et méditation, qui est donc une parole de l’association instantanée ou plutôt de la non-séparation instantanée : ces principes sont clairement exprimés dans le poème 31. 72
On y retrouve en tête la difficulté choisie et revendiquée comme telle, au sein du langage notamment ; il s’agit du langage d’or, langage de classe (poème 31) 73 : le langage de classe n’est pas contradictoire avec sa provenance populaire car ce dernier est également un langage codé, nuancé, travaillé par la pratique de l’anonymat et de la clandestinité nécessaire à la survie irrédentiste d’une classe dominée mais qui retourne ses pratiques pour en faire des espaces qui échappent aux rapports de force. Il s’agit d’un langage non accessible, codé et destiné à « empoisonner » le lecteur c’est à dire à le faire réfléchir et à le déstabiliser, et même à le faire mourir dans son ancien statut pour qu’il renaisse à un autre.
Dans cette perspective, on assiste à un renversement des lieux communs : le lutteur de classe ne pratique pas la vulgarisation, bien plus, il se réclame de la nécessité, en quelque sorte philosophique, de la difficulté, qu’elle soit catégorielle ou linguistique, pour éviter une paresse intellectuelle et la perpétuation plus ou moins directe des traditionnelles positions de domination versus de fragilité.
A cette volonté de difficulté correspond ce que l’on peut appeler comme chez Mohammed Dib un style alambiqué. Nous avons expliqué précédemment que l’alambic est en fait l’instrument nécessaire de la transformation du monde et de la transformation de celui-ci par le langage. Ici, il désigne, l’espace privilégié de la parole poétique et /ou de la parole littéraire au sein de laquelle il est possible de changer au moins utopiquement le monde.
Ce lieu utopique permet de dépasser les antinomies, de briser les raisonnements continus pour envisager des sauts qualitatifs comme nous l’avons dit plus haut. Cette démarche ne relève pas pour autant de la fantaisie et Khatibi va d’ailleurs essayer de l’inscrire dans un cadre théorique, dans des ouvrages qui s’interrogeront sur la situation de ce lieu et qui restent, pour cette raison, difficiles à classer.
Il initie sa démarche dans ce recueil, mais elle a encore besoin d’être peaufinée. .Néanmoins, les notions essentielles qui vont structurer son œuvre et qui vont être à la base de sa tentative de théorisation sont déjà présentes ; l’ubiquité théorique, le rire, l’inconfort d’une pensée qui s’interroge sans cesse sur elle-même et sur les présupposés de son exercice ; le passage « aérien » de catégories différentes et sans cesse dans l’instabilité ; le refus de choisir et le droit, revendiqué plus ou moins clairement, de ne pas choisir un système contre l’autre ; de lier sa démarche par un usage poétique et littéraire de la séduction en maintenant notamment le suspense et l’interrogation que permettent l’usage et l’écriture de la difficulté.
Sa tentative de théorisation passe par l’étude du glissement d’un système de signes à un autre pour mieux justifier la démarche dont il use déjà par ailleurs. L’intérêt que représente cette étude se situe au niveau de la réflexion qui porte sur l’identité d’un individu surtout lorsque celle-ci se constitue entre plusieurs langues et plusieurs cultures.
Donc, finalement, lorsque la personnalité d’un individu passe par sa formulation culturellement multiple.
En effet, au-delà des types dégagés par les théories sociologiques et linguistiques, et qui ont tendance à réaliser des approches binaires et mécanistes, Khatibi tente de montrer la profondeur et la richesse de cette formulation culturellement multiple de soi.
Cette tentative est déjà présente dans Le lutteur, dans lequel l’écartèlement idéologique qui semble transparaître, est en fait un moyen d’accumuler une culture éclectique et soignée, qui permet par la suite de « dominer » de manière inattendue le champ de réflexion et d’approche des relations aux autres, à l’autre, occidental surtout.
Mais la volonté de domination étant dénoncée par ailleurs par Khatibi et d’autres auteurs maghrébins, elle est transformée en une volonté d’attirer l’attention sur soi, sur l’altérité que l’on porte lorsqu’on vient d’une autre culture, d’autres horizons, d’autres rêves et d’autres expressions de ces rêves.
Cette profondeur est sans cesse rappelée comme étant la réalité intangible mais incontournable de l’autre. Etre, est lié, ici, au fait de ne pas choisir, pour ne pas retomber dans la reproduction d’un système de pensée et d’action basé sur la systématicité et l’identification à des schémas qui ne sont pas nécessairement fidèles au caractère foisonnant de la réalité. A la fin du Lutteur, le sage orphelin, car c’est ainsi qu’est signé le texte, revient à la terre ferme ; il rencontre un pêcheur d’épaves qui lui délivre quelques vérités, en même temps qu’il lui offre l’hospitalité.
Il revient alors sur le désert dont la fonction paraît essentielle : figure du vide, il semble illustrer la vanité de toute démarche et de toute position, puisqu’il n’existe pas de vérité qui puissent réellement les sanctionner ; « le désert est une vérité orpheline ». 74
Il désigne également la virtualité créative, l’ouverture expérimentale et toutes les possibilités qu’elle offre si on s’affranchit des limitations idéologiques, géographiques et culturelles.
Ce statut de solitude, de non appartenance définitive et de liberté va amener le « narrateur »à se tourner vers d’autres voies que celles proprement idéologiques ou philosophiques : de nouvelles théories lui semblent plus à même d’aider à formuler une conception de soi, de l’homme et de l’autre.
Il va se tourner, pour ce faire, vers les signes et leurs possibilités multiples et ouvertes sur la transformation et la polysémie, donc. La sémiologie lui paraît être une discipline à partir de laquelle la richesse et la paradoxale vacuité du monde lui paraissent abordables, tout comme il devient possible d’aborder la parole et l’énonciation complexe représentées par le bilinguisme et l’appartenance à plusieurs systèmes de la parole, comme l’oralité ou l’écriture.
Avant d’arriver à cette tentative de formulation originale qui prendra tournure, notamment, dans La blessure du nom propre, il donne dans Le lutteur,poème 25, page 49, les règles de sa pratique textuelle qui illustre sa vision de l’exercice littéraire, au sens étymologique de ce terme : « apprends ces quatre principes pour lier et délier un texte : identité des contraires fragilité des images rhétorique musicale et rigueur surdéterminante là réside le carré du texte » Cette programmation particulière de l’écriture est mise au service de la différence comme cela est dit plus bas.
On remarquera tout d’abord que deux opérations contraires sont ici présentées comme complémentaires « lier et délier » ; une équivalence implicite est désignée : le sens oscille entre ces deux démarches et se situe entre ces opérations : insituable, donc, suspendu, jamais clos, ni définitif, situé dans une durée fragmentaire et suspendue.
Les images sont le produit de la même hésitation à s’installer, à durer, elles sont surtout au service du vacillement du texte et du sens, comme nous l’avons dit précédemment ; le rythme est essentiel et déterminant : les mots contribuent à le mettre en place et à l’accentuer ; il joue un rôle actif dans la fabrication du texte qui se distingue justement par ce caractère musical mais néanmoins construit et ordonné ; le rythme est ici un facteur d’harmonie architecturale et vient compenser l’apparence fermée et paradoxale d’un texte basé sur l’allusion, la contradiction et l’usage codé des génériques et des déterminants, mais également des infinitifs et des participes présents.
Ce bouleversement de la syntaxe déplace en effet les possibilités de production ou de saisissement du sens au niveau des répétitions, des longueurs de vers et des blancs typographiques ; les redondances jouent également un rôle essentiel dans la mesure où elles fabriquent des séquences mémorisables, des sortes d’images sonores appuyées par des phénomènes d’assonances et d’allitérations très puissants.
Cette logique constructive autre répond également à une « rigueur surdéterminante » ; l’adjectif choisi renvoie à une logique implicite, « inconsciente », c’est à dire qui se met en place de manière intuitive, vitale sans que la volonté créatrice n’intervienne directement : là aussi, il faut chercher ailleurs ou plutôt autrement la rigueur du texte, en s’appuyant sur d’autres faits et d’autres preuves que ceux que l’on trouve généralement dans les textes poétiques qui cherchent à se plier aux normes en vigueur.
Cette rigueur est intérieure ; elle est issue de ce qui court à l’intérieur du texte et l’habite secrètement puisqu’en partie intraduisible en tant que tel : désir lancinant et utopique de joindre entre eux deux continents, deux ou même plusieurs langues, plusieurs cultures a priori antinomiques, plusieurs systèmes de signes et de report de l’épaisseur du monde environnant ; désir donc qui construit ses propres lieux au fur et à mesure qu’il se déploie comme impossible, et se donne à saisir sous le signe de la dépense : l’opération de nomination du monde se révèle un échec car sanctionnée par le vide, c’est donc au niveau symbolique que la récupération peut se faire et se formuler.
L’écart qui reste toujours non comblé l’est en fait symboliquement par le rire et par la nostalgie, activités « inutiles » mais indispensables puisqu’elles servent notamment à s’affirmer dans la distance, le déchirement, la reconnaissance constructive de la mort.
Une dimension tragique s’inscrit ici, mais n’a cependant pas de fonction déplorative et déceptive ; au contraire, elle installe et renforce la place et le caractère dynamique du symbolique qui peut ici devenir le moyen de transformation et de lutte active qui renverse les fatalités de l’Histoire et de la philosophie et déplace intelligemment les terrains de la lutte idéologique en évitant les pièges des systèmes binaires, exclusifs, et /ou systématiques.
Idem., p. 57.
Idem., p. 57.
Idem., p. 72.