Le texte et la jouissance

La blessure du nom propre de Khatibi continue d’instituer et d’exploiter une écriture hybride qui relève de plusieurs genres et de plusieurs registres. Le titre   établit néanmoins une sorte d’espace tragique, marqué par la faille (qui peut être représentée spatialement par une fente, une zébrure), figure de l’absence notamment ; figure également d’une souffrance « taraudante », toujours présente dans la nomination, surtout celle qui concerne l’identité, c’est à dire la perception et l’organisation de soi- même.

Les enjeux de ce titre sont donc multiples : tous convergent néanmoins vers le problème de la constitution du moi à travers l’intériorisation et l’appropriation d’une ou plusieurs cultures.

Cette question essentielle permet à Khatibi de poser et d’utiliser une notion (qu’il cherche à instituer en concept) dont il cherche à découvrir l’origine de sa mise en place dans diverses domaines et plus précisément dans le passage de l’oral à l’écrit, sur le plan culturel :

‘« à quel moment le savoir est happé par un texte , une écriture ? Articulation du savoir à l’écriture, et par laquelle un émoi feutré et une jouissance méditative s’accordent à un art de vivre. » 76

Derrière cette question, s’en profile une autre, plus profonde parce qu’elle met en jeu le plaisir et le désir, puissances fondatrices de la pulsion de vie qui oriente l’action de tout individu.

En d’autres termes, comment fonder le pouvoir de jouissance ?

On peut poser autrement la question : comment éprouver de la jouissance grâce à une continuité qui aurait été trouvée entre sa propre vie et ce que dit le livre, une convergence qui bouleverse de plaisir ?

Celui-ci recouvre la capacité « d’adapter ou de transporter pour l’utiliser » un texte vers sa propre vie : donc se l’approprier, le faire sien pour qu’il « habite » et transforme notre vie, pour qu’on en use afin d’en jouir, pour qu’il en devienne une source de plaisir puisqu’il permettra alors de faire de la lecture personnelle qu’on en a eue, une véritable fécondité.

On peut aussi poser le problème autrement : comment faire pour que le savoir ne reste pas seulement théorique ?

Pour qu’il innerve notre vie et y devienne source de connaissance ?

Une théorie qui ne serait que cela est-elle en accord avec elle-même ?

Comment peut-on faire du théorique avec les faits de la vie quotidienne et populaire, avec la respiration, le rire et le coït pour reprendre les termes utilisés par Khatibi ?

Autre aspect de la question : lié au précédent : si un livre emmagasine ou diffuse le savoir, de quelle manière peut-il le faire ?

Qu’est-ce qui fait qu’un savoir puisse s’imposer en tant que tel ou séduire et pénétrer ainsi dans un esprit et le transformer ?

‘« [… ] le livre et le concept de livre se définissent eux-mêmes comme blessure infinie du nom propre. Mais démesure se voilant elle-même dans une réconciliation cruelle avec la nature. » 77

Où se font donc la jonction, le passage, l’écoulement de l’un vers l’autre, c’est à dire du texte vers le savoir et vice et versa ?

Le livre reste d’après Khatibi, ouvert, énigmatique dans cette ouverture même, et par la même démesuré (l’exemple coranique est pris dans ce sens.).

Il s’agit d’un espace qui appelle, qui creuse sans cesse une nouveauté potentielle, toujours à réaliser. Cette infinitude qui relève de l’inhumain ou qui en excède de très loin les limites est pourtant relevée, réinvestie et traduite dans le quotidien en signes ou plutôt « en intersignes » comme les définit Khatibi et il donne l’enjeu de l’usage de ce terme :

‘« … d’une sémiotique positive à une inter-sémiotique transversale, c’est encore le concept d’écriture qu’il faudra investir… » 78

Le terme d’intersémiotique transversale utilisé par Khatibi demande une explication. Il se propose ici de tenir compte d’un élément essentiel qui est la culture arabe au centre de laquelle se trouve la culture coranique.

Mais, il insiste surtout sur le travail de transformation, de réinvestissement, de relecture, et de détournement effectué à partir de l’infinitude du texte initial.

Néanmoins le souci qu’il a de ce travail de transformation et la lecture qu’il en propose pose également le rapport entre culture populaire et culture savante d’une part ; et d’autre part entre livre et appropriation vécue du livre en tant qu’espace ouvert de savoirs (et dans ce sens toujours virulent, au sens étymologique de ce terme).

Cette question concerne toute son œuvre, et le concerne lui en tant qu’écrivain et en tant qu’intellectuel maghrébin qui réfléchit à son discours et sa production personnelle.

Si le livre est ici à saisir avec une majuscule, comme texte majeur dont le Coran , le livre est aussi pour Khatibi le lieu de l’infini ouvert, de la polyvalence et de la polysémie actives, toujours exploitables.

Khatibi se situe également dans les rets de cette interrogation puisque le texte majeur, comme il le désigne, traverse aussi son corps et son œuvre pour lui donner une orientation particulière. Il tentera d’ailleurs de donner une mesure de cette orientation lorsqu’il parlera de l’exemple de Abdelwahab Meddeb dans l’ouvrage Maghreb pluriel.

Il y constitue une théorie de la production du texte maghrébin, tout en cherchant à montrer et à utiliser ce qu’on peut appeler le marquage culturel et la présence de cette inter-sémiotique transversale.

Dans ce cadre et d’après lui, il est possible de passer d’un système de signes à un autre grâce à l’utilisation d’intersignes qu’il définit de la manière suivante : d’abord d’après le Robert :marque, indice, relation mystérieuse entre deux faits ; puis d’après lui : « cristal sanguin à nombreuses facettes, à pointe régulière, et dont l’irisation vitreuse et fragile blesse le corps et le nom propre, en réinscrivant la symétrie cristalline identité/différence ». 79

L’intersigne possède la particularité « d’adapter », de capter tout en modifiant des éléments de systèmes sémiotiques différents en leur trouvant une double finalité ou une double modalité de fonctionnement, à savoir l’identique d’une part, tout en affirmant la différence d’autre part.

On retrouve ici la volonté affichée par Khatibi dans Le lutteur de classe de trouver une nouvelle manière de s’assumer et d’assumer le champ de sa réflexion théoriquement : à savoir se servir de sa différence pour relire le même et vice et versa, tout en adoptant une position de « milieu mouvant » dont l’objet essentiel, même sur le plan épistémologique, reste la quête d’un « regard » aiguisé et sûr, qui serait sans concession aucune et qui pratiquerait alors un double ou même un triple examen. La pratique de ce regard se retrouve dans l’exploitation de l’extrême orient dont nous avions précédemment parlé et que Khatibi reprendra à travers l’intérêt qu’il montrera plus pour l’œuvre de V. Segalen. 80

Notes
76.

In La Blessure du nom propre, p. 11.

77.

In La Blessure du nom propre, p. 13.

78.

Idem., p. 16

79.

Ibid., p. 16

80.

In Figures de l’étranger, Denoël, 1987.