Eclatement et renouvellement du texte

Avec lui, la définition de genre puis de texte vont éclater pour laisser la place au polylogue dans lequel la fonction essentielle qui se met en place est celle de l’interrogation systématique, toujours effectuée à la lumière de plusieurs points de vue de réflexion, dont un s ‘enracine dans le monde occidental et se réclame des philosophies les plus avant-gardistes et les plus actuelles ; puis un autre qui prend en ligne de compte un passé philosophique musulman qui a marqué la culture populaire ; puis encore la réflexion extrême orientale à travers l’école du Tao, mais également à travers les problématiques plus connues de l’espace calligraphique, de l’idéogramme .

L’écrit, le texte dont se réclame Khatibi est donc constitué par un espace novateur de tension, de tissage d’envers et d’endroitS dans lequel les problèmes posés tentent de dire à la fois les termes dans lesquels ils se posent mais aussi les présupposés qui les déterminent en même temps que les échos qu’ils suscitent dans le travail même qu’ils provoquent.

Le théorique pensons-nous se construit dans cette constante élaboration de soi, dans ce déplacement continu, dans cette échappée vers une tentative de compréhension totale de soi en instance de connaissance, quelque soit sa dimension utopique.

Ce lieu vivant où se fait la théorie coïncide avec la quête d’une forme littéraire nouvelle dont le projet d’écrire ne s’éloignerait jamais du corps et de ses réalités (ou de la corporéité dans sa densité matérielle et souffrante) parce que ce dernier est le lieu de réalisation et « d’incarnation » de cette théorie de manière plus ou moins différée.

On songe ici aux titres donnés à ses principaux ouvrages : La mémoire tatouée , La blessure du nom propre, Le livre du sang, ces titres dans lesquels il développe ses rapports très étroits avec sa culture d’origine comme avec l’écriture en rapport avec son caractère indélébile cuisant, mortel mais irrémédiablement et puissamment gravé dans l’être, se confondant avec sa chair et avec sa vie.

Mais il y dit également plus ou moins implicitement ses rencontres avec les cultures autres et les cheminements souffrants, éclatants ou hésitants qu’ils provoquèrent en lui.

La forme littéraire que Khatibi essaye de faire naître serait une forme de confluences :

‘« […] celui qui écrit doit mettre à l’écart tout dehors du texte, toute extériorité importée, accidentelle et empirique. Si ce sujet supposé souverain ne crée pas de forme, il doit au moins construire son livre par une rigueur intrinsèque. Tourné vers son centre, ce livre s’anime selon sa propre répétition. Il ne doit répéter aucun texte, mais se répéter selon une circularité du Même. » 84

dans laquelle se dessineraient les généalogies de l’œuvre, intertextualités intrinsèques et extrinsèques, versions diversement construites d’une même réflexion concernant la quête de soi, d’un soi déterminé de plusieurs manière, par plusieurs cultures, plusieurs lectures, et plusieurs reconnaissances plus ou moins successives et agissant sur elles simultanément.

C’est dans ce contexte que Khatibi élabore plus ou moins explicitement sa théorie du langage et de la pratique littéraire qui ne peut se séparer d’une théorie du « faire » élaboratif du fait littéraire, de ce qui est en amont de la production littéraire et la travaille de l’intérieur ainsi que de l’extérieur et toute « l’obscurité » qui en découle.

Ecrire reviendrait à essayer de saisir ou du moins de désirer poursuivre l’ubiquité d’un moi complexe qui est à la fois le même et l’autre, dans la parole du même et de l’autre, dans un jeu complexe d’inversions identitaires, qui seule est à même de rendre compte de l’intensité, de la profondeur et de la complexité de ce que je suis est et de ce que l’autre est.

Avatars d’une image transversale et brisée, le moi ne se dit, ne se formule que dans cet éventement salutaire, dans la dénonciation caustique de cette facilité à devenir sans être néanmoins , dans l’épaisseur nominative qui est défense et quête de soi.

Cette opération complexe passe par l’instauration d’un dialogue ou d’une parole à l’encontre et avec la culture populaire ; on remarquera que cette instauration est relevable au niveau des œuvres des autres écrivains qui font partie de notre corpus d’étude.

En effet, nous pensons qu’elle correspond à un moment essentiel de leur quête. Elle se trouve donc, sous forme d’interrogation au début de leur aventure littéraire, mais elle ressurgit sans cesse avec de nouvelles pistes d’approfondissement.

Cette attitude permet à ces auteurs maghrébins, d’estimer et d’interroger le rôle de cette culture dans leur propre formation et de mesurer également les possibilités de recul et d’extranéité qu’elle peut donner pour formuler une parole authentique c’est à dire qui cherche à nommer son enracinement réel, quelle que soit la difficulté de cette parole.

Car la parole populaire « enserre » la production littéraire des écrivains. Elle la couvre et l’exhume dans un mouvement d’aller-retour. Non seulement du point de vue littéraire bien sûr mais également du point de vue linguistique et elle est liée à la (les) langue(s) maternelle(s) et ses différents usages.

D’où l’importance pour Khatibi, de revenir à ces usages populaires que sont le tatouage, le talisman, l’érotisme, etc. Ils sont comme il dit un prolongement inédit, inattendu des savoirs, tout comme ils dressent le caractère difficile et énigmatique des transformations et des appropriations qu’ils en font.

Ce prolongement peut être initiateur ou servir de moyen d’investigation et de découverte de son propre investissement personnel, de son propre détournement de cette culture savante et de cette culture populaire.

Lectures, adaptations, oublis, reprises, un savoir de la marge est nécessaire pour Khatibi qui y voit le plus sûr moyen d’approfondir sa propre connaissance, de revenir aux sources ontologiques de son propre dire, de son nom propre comme il le dit.

Pour cette raison, le livre occupe une place essentielle dans son œuvre, livre dans le sens où l’entendait Mallarmé, qu’il cite souvent à cette enseigne.

Modèle abstrait, suspension hiératique et rythmée du monde, nomination globale et centrale, donc extérieure et intérieure au monde et à soi : le livre comme construction formelle mais néanmoins énonciative de tout savoir définitif, dans son aspect imprenable et abrupt, nécessitant un travail sur soi.

Un autre livre s’ajoute à celui-ci comme nous l’avons dit précédemment, celui dont une part la culture populaire maghrébine s’inspire : il s’agit du livre coranique, dont le projet comprend également cette envergure totalisante, ce recouvrement inventorial, mais sans cesse en profondeur, dans l’accumulation des mystères et des secrets, seuls à même de donner une caution quelconque à l’univers.

La constitution du livre passe bien par la lettre, par le signe et la puissance d’évocation qu’il possède dans le monde coranique, dont Khatibi va reprendre quelques unes des explorations possibles.

Il en donne une démonstration dans Maghreb pluriel, lorsque parlant de Abdelwahab Meddeb, et citant le rapport de ce dernier à la langue, il exploite la signification cachée, anagogique et analogique de la lettre « a » de Abdelwahab.

Des travaux universitaires ont montré également l’importance de certains systèmes assonantiques dans la mémoire tatouée par exemple. 85 L’importance du rythme basé sur le travail lexical et consonantique ressort dans le Lutteuret même dans des textes plus tardifs écrits en prose.

« Le faire littéraire » qui est également théorie du langage littéraire chez Khatibi passe donc par cette exploration phrase par phrase, lettre par lettre, de la puissance élaborative de la langue à travers tous les éléments qui la constituent.

Ecrire dans une autre langue, revient de toutes les façons à écrire la langue autre, celle de la compilation, de la vie, intense, débridée, philosophique et poétique à la fois.

On le voit ici, comme pour Mohammed Dib, l’écriture littéraire et sa théorie ne recouvrent pas des activités simples : au contraire, elle désire prendre en charge la complexité des positions qui sont à l’origine de l’acte d’écriture ; mais cette complexité n’est pas perçue ni présentée de la même manière et ne s’appuie pas sur les même éléments théoriques et discursifs ; Chez Dib, une puissante allégorisation du monde et de ses enjeux se dessinent derrière la théorie des signes hiéroglyphiques et de leur imprenabilité tels qu’ils apparaissent dans le Talisman .

Cette allégorisation se développe et donne à lire son opacité et sa dispersion dans l’œuvre plus tardive. La prise en compte, puis l’écriture élaborative de la complexité n’est pas une mais elle conserve son caractère difficile.

Elle est à la base du codage et du renversement symbolique de la narration par le jeu des écritures italique/scripte ; la narration n’est pas une opération de nomination des instances et de repérages des espaces plus ou moins conventionnels de l’écriture, à travers lesquels se redistribue la parole.

Elle devient un jeu de miroirs, effondrement successif des voix condamnées à la solitude pour que ne puisse surnager que l’acte polyphonique par sa force de démembrement et de réactivation de possibilités autres de confection d’un texte.

Chez Khatibi la même force élaborative travaille dans le sens de la diversité et de l’éclatement. La même ubiquité énonciative rentre en action mais sous une forme dissemblable, qui interroge les lieux et les formes du savoir qui reste des moyens de circonscrire la complexité du monde, dont nous avions parlé précédemment.

Sur cette dernière dimension inhérente au discours confectionné par Khatibi, vient se greffer la difficulté de recourir à soi de manière claire, et même le refus sciemment énoncé de le faire.

A la démarche qui tient encore du même et du continu, qu’est la quête nominative de soi, Khatibi préfère et le dit le recours au « je /jeu » prismatique de la séduction et à ceux d’un savoir « orphique » qui découpe l’être pour lui imprimer un nouvel ordre, ailleurs et autrement, au-delà de la mort et /ou la prenant en charge en la plaçant en son centre même.

Ecrire revient à tracer l’itinéraire sanguinaire et ironique de cette nomination de soi qui traverse l’instance du je, la renverse et la balaye pour atteindre un tracé absent où le rire (de soi notamment) déjoue la propension à « l’enflure » ou à la prétention qui instaure les mots du pouvoir et de la domination.

Contrairement à la voix dibienne qui « habite l’air et la lumière », lieu improbable, mais point de vue complexe de l’extranéité interne ou centrale, les voix portées par Khatibi sont celles qui s’affrontent avec les instances qu’elles semblent représenter pour mieux permettre leur rencontre, puis leur disparition dans un jeu d’échange de contraires identitaires dicté par le mouvement humoral qui fonde la dynamique de la nature, et qui appartient dans l’ordre du Tao au mouvement du yin et du yang .

La théorie de l’écriture littéraire proposée et pratiquée par Khatibi est celle de l’évanouissement, comme le sourire du chat de Lewis Caroll : seul celui-là demeure, durable, derrière tous les mots, les dires, les faires, les sens ; sourire énigmatique de l’énigme, qui ne peut jamais être résorbée mais se profile toujours, attenante à l’activité littéraire et au discours qui lui correspond ; d’où l’intraductibilité qui demeure au- delà de toutes les activités et dans la distance ; il se réalise ici dans sa dimension ironique car la distance est celle du JE par rapport à lui-même ou au monde environnant. De même qu’elle désigne la distance du récit comme inhérente à la pratique qui le permet.

Cette distance est à la fois un enjeu positif ou négatif selon l’angle que l’on pratique dans ce cadre : positif puisqu’il s’agit d’une chance : celle du recul, de l’ouverture, de la quête éventuelle ; négatif, parce qu’il s’agit toujours d’une perte, d’une distance, d’une approximation toujours réitérée, traçant le sillage d’un inachèvement continu. Cette marge inflexible et constante demeure et fonde le théorique, à condition qu’on ne le prenne pas au sérieux.

Notes
84.

In Figures de l’étranger, P. 31.

85.

Voir Sujet et écriture dans l’œuvre de Khatibi, de Kamel Nafa , thèse de Magister soutenu à Alger en 1996.