Le signe détourné

L’enracinement populaire de cette « attitude théorique » avec tous les présupposés que nous venons d’avancer, et qui la situe donc dans l’activité de l’ironie apparaît donc ici à la manière du rire de Djeha, ou de celui qui s’inscrit ailleurs que dans une pérennité factice, celle notamment d’une culture dominante savante, qui passerait par les livres, l’édition, la transmission répertoriée, avant qu’elle ne rencontre les réseaux clandestins de la culture populaire qui la détournent et lui donne la force de l’implicite, ce dernier jouant sur les marges, les non-dits, l’ellipse dont nous verrons plus loin la fonction littéraire et symbolique.

L’enracinement populaire entretient également un rapport avec le sentiment exacerbé de la finitude, de l’inanité, du désert, métaphore extrême du vide, de l’extinction et du retour incessant au développement plus ou moins harmonieux des deux forces yin et yang, dans leur tressage infini de l’univers.

Dans cette épaisseur, le signe apparaît en surbrillance. Il est l’emblème de la sursaturation et du vide, de la difficulté liée au dépouillement extrême, dont il cumule les aspects contradictoires et complémentaires.

Il prend en charge plusieurs plan de la parole et de l’écriture : espaces, sons, symbolisme, pureté des lignes et valeur des tracés qui peuvent devenir, le cas échéant, nomination, reprise, emblème, trace de savoirs enfuis innommables oubliés, perdus puis vidés (comme il le dit pour le tatouage).

Mais le signe reste néanmoins une mémoire vivace tournée vers une modification continue : la rencontre du monde et de soi, du nom et de l’autre, d’où son sens essentiel, son usage, son apparition sur les couvertures des ouvrages ; tout comme il fut le centre d’intérêt d’un ouvrage publié par Khatibi en collaboration avec un peintre calligraphe marocain Sijelmassi.

Khatibi y inventorie et y exploite toutes les formes calligraphiques utilisées, comme les différents d’écriture et de signature, dans tous les actes quotidiens et officiels du monde musulman.

On voit apparaître des continuités et des détournements du Livre, une surexploitation divinatoire des caractères fixes d’une langue sans cesse modifiée et cataloguée dans son élégance luxueuse et dispendieuse. L’intérêt pour le signe est manifeste : celui-ci n’est pas une unité fragmentaire.

Si elle n’est pas rattachée aux autres, elle exprime néanmoins la convergence des ordres théoriques et théologiques qui frappe le corps, c’est à dire l’homme dans sa vie, sa pensée, sa chair et sa réflexion comme un tatouage marquerait une appartenance.

Le signe peut cependant être détourné, évidé, pour exhiber alors le triomphe du détournement de l’ordre établi expulsé et démenti par des usages de la lettre qui feront alors simplement resplendir la beauté du corps et sa résistance à toute tentative d’en apprivoiser la sensualité dominante .

La littérature, l’écriture prennent appui sur le signe et possèdent ce pouvoir de dépassement et d’excavation qui permet de dépasser sans cesse le sens et d’en situer la faiblesse et la facticité.

En tant que polylogue, l’activité littéraire permet de faire affleurer « les activités inconscientes » qui ne sont pas directement nommables par les notions et les systèmes théoriques en cours.

L’enjeu des textes littéraires et d’une théorie de ces textes est déplacé. Il s’agit de faire surgir un entre-deux des espaces où viennent se déposer les contradictions, les irrésolutions, les suspens, les blessures impossibles à résorber par le raisonnement théorique ou même esthétique.

Excès, limite, l’écriture de Khatibi se proclame comme travail interrogatif, quête d’une position impossible mais tenable néanmoins dans ce registre excessif, toujours au-delà d’elle-même dans une trame indéfinissable mais présente, vers d’autres modalités du texte et de la lecture .

Nous venons de tracer ici les principaux jalons de travail du cryptage de l’écriture, tel qu’il apparaît dans les textes fondamentaux (et en général initiateurs) des auteurs sur lesquels nous avons choisi de travailler.

Leurs approches, leurs préoccupations sont bien sûr différentes, néanmoins elles laissent apparaître un certain nombre de points communs que nous avons relevés dans notre travail d’analyse, en dehors des inscriptions plus ou moins intertextuels que les auteurs choisis font d’eux-mêmes et de leurs rapports respectifs.

Nous remarquons l’existence, chez chacun d’eux, d’une démarche de théorisation plus ou moins inscrite dans leurs textes. Théorisation qui ne s’inscrit pas nécessairement en ces termes. Elle est plutôt la continuation, la complémentarité, l’autre face de leur création, au sein de laquelle il leur est possible de poser des jalons de raccordements avec « le réel », des pistes de réflexion et de présentation de la relation œuvre/vie.

La continuité naturelle et voulue entre ces deux domaines est donc, de notre point de vue, nécessaire, non pas dans sa dimension biographique ou accidentelle, mais dans l’optique du travail intérieur qu’elle indique, que chacun des écrivains a été amené à réaliser sur lui-même et sur sa vision de l’écriture. Cette dernière est comme nous l’avons précisé précédemment une opération d’interrogation de soi et du langage, de la création donc.

Il s’agit pour eux également de développer la continuité naturelle qui existe entre la « culture quotidienne de l’homme », celle dont il « pétrit » ses jours, avec laquelle il leur donne du sens et de l’épaisseur, en rapport avec l’utilisation qu’ils en font lors de l’écriture.

De même interrogent-ils la culture populaire dont ils sont issus, ou celle qu’ils ont adapté par la force des choix et des circonstances.

Les déterminations historiques et culturelles sont subsumées, appropriées, intégrées dans un processus de réflexion et de création, dans lequel elles prennent un sens plus actif qui féconde l’ensemble de l’œuvre en l’arrachant aux simplifications et aux lieux communs.

L’écriture de la difficulté est donc vécue et pratiquée comme la révélation assumée de l’incessante nouveauté de la relation à soi et à l’autre ; relations qui possèdent en commun un caractère imprenable, insituable et complexe.

Pour rendre cette épaisseur décisive, l’écriture de la difficulté emprunte trois caractères essentiels chez nos trois auteurs :

D’abord, la mobilité : l’écriture des trois auteurs est caractérisée par le dynamisme, la métamorphose, car le changement qui l’inaugure, la traverse et la transforme, vient de l’intérieur ; il est le résultat d’une poussée vitale contiguë à l’opération d’écriture, elle-même vision interne, résultat d’un point de vue sans cesse en déplacement ou proprement insituable, parce qu’au-delà de toutes les configurations de récit ou d’écriture.

Ce changement provient également du rapprochement, effectué par le narrateur-voix, entre deux éléments qui paraissent lointains l’un de l’autre pour les lecteurs, mais possèdent néanmoins, par dessus les évidences, des caractéristiques communes, seulement appréhendées par le narrateur et le lecteur « élu » ou « préférentiel », qu’il invite au jeu du décodage tout en respectant néanmoins « leur intégrité absconse ».

Nouveau contrat de production et de réception du texte, tout comme les précédait un nouveau contrat d’identité qui n’exclut pas les jeux de passages identitaires, les masques, entre le narrateur, auteur, scripteur, écrivant. On peut voir, à cet égard le poème 32, page 58 du lutteur.

Ces caractères sont relatés ou retranscrits grâce à un processus de métaphorisation, qui les « altère », les modifie et les code. D’où le phénomène d’aridité et de difficulté qui rend le texte partiellement inaccessible, lors d’une lecture qui ne prend pas le temps d’être active et interrogative, mais également curieuse jusqu’au point d’aller se documenter. Car le texte invite notamment à redécouvrir l’Histoire et les enjeux culturels qu’elle représente. Se relire soi-même est spécialement une des dimensions inscrites de cette historicité à reconstruire et à relire.

Pour les trois auteurs, on peut parler de deux faces d’un même phénomène : l’assèchement ou l’épuration jusqu’à la blancheur presque exclusive de la page (comme dans la production poétique de Dib par exemple) ou l’excès langagier jusqu’à « l’enflure » sur emphatique telle qu’elle est pratiquée par Meddeb ou Khatibi.

Dans les deux cas, l’un des buts recherchés par les auteurs est celui d’exhiber le corps de cette écriture, en en montrant le caractère résistant et opaque ; mais également en soulignant le caractère problématique des images, des mots, des caractères ; en réfléchissant le caractère d’abord interrogatif de cette même écriture.

Interrogative donc, mais également puissance de travestissement, donc de modification et de voyage, de pérégrination, l’écriture est destinée à déstabiliser le lecteur dans la perception qu’il a de lui-même et de sa position dans le processus de lecture.

Puissance également des confins, des extrêmes à travers lesquels l’expression se perd, se modifie et devient autre, l’écriture de la difficulté possède également ce caractère d’exercice, d’expérience et de laboratoire, au sein duquel tout est permis, où tout est possible, notamment la défiguration de soi et du monde, puis leur disparition ou leur réapparition derrière le chiffrage d’une énonciation renouvelée, qui change les données des problèmes posés au préalable.

L’écriture et la langue ne sont plus des moyens de communication : si elles se proposent de livrer des connaissances, elles organisent alors ces connaissances selon les sens qu’elles désirent, car elles sont le lieu d’accomplissement et l’instrument du désir.

Dans les récits qu’elle construit l’écriture est toujours en décalage métonymique ou métaphorique car écriture du rêve , d’un ou de plusieurs rêves qui la hantent et qu’elle traduit alors sous formes hiéroglyphiques, c’est à dire, sous forme d’associations de plusieurs codes, qui sont eux-mêmes transcrits par plusieurs types de signes.

Cette écriture nécessite donc une lecture appropriée aux multiples dimensions et paliers, ainsi qu’une démarche de simultanéisme qui conjugue ces paliers et tente de les dissimuler l’une dans l’autre et attire ainsi l’attention sur l’importance de la lettre et du signifiant, comme éléments rayonnants et mystérieux, résistants en dernière instance, lisibles et illisibles à la fois.

Malgré ce caractère aléatoire, fermé et même scellé, l’écriture est détentrice de la narration, dont elle instaure tour à tour les soubresauts, les fluctuations et très accessoirement la continuité.