Troisième partie : Les espaces de production de l’illisibilité

Ecrire, mais sans jamais accepter le statut donné par avance à l’écrivain, l’écrivant ou le narrateur, telles semblent être les démarches voulues et pratiquées par nos trois auteurs.

Ils n’acceptent pas les règles du jeu d’un terrain déjà suffisamment miné, et qu’on cherche, par ailleurs, à assimiler à celui, abstrait et aseptisé, de la pratique de la littérature.

Or, on le sait, derrière cette appellation générale, des jeux de rôles contraints, pourrait-on dire, sont imposés plus ou moins clairement aux écrivains (même à travers le système des prix littéraires), qui sont alors désignés, représentés et présentés aux différents publics suivant des termes qu’ils ont plus ou moins choisi, et qui agréent aux attentes de ces mêmes publics.

Ils peuvent ainsi sciemment accepter de jouer les rôles désignés, et ce de manière officielle, car sur le terrain de l’écriture à proprement dit, les termes de cette problématique sont toujours plus complexes et plus fuyants. Les récupérations deviennent possibles de par et d’autre de la ligne des discours tenus par les médias et autres courroies de transmission des idées dominantes.

Il en est ainsi des trois écrivains choisis, qui demeurent avant tout , et officiellement , des écrivains maghrébins de langue française ; mais le degré de pratique de cette langue, la relation élaborée et variée qu’ils entretiennent avec celle-ci et les autres qui font partie de leurs bagages historiques et culturels, en font des locuteurs privilégiés, des observateurs internes à la langue qu’ils utilisent pour écrire, qui la scrutent « du-dedans », à travers leur choix et leur histoire, leur pratique quotidienne et le recul instauré par cette multiplicité de facteurs.

L’appellation officielle qui les consacre, révèle son caractère étriqué, éculé, rapide, dès que le lecteur, un tant soit peu habitué à leurs écrits, entreprend de les examiner un peu plus précisément. Pour éviter ou contourner la véritable tyrannie du discours dominant, et même pour le ridiculiser, nos auteurs ont recours à une réflexion, une procédure de « protection » élaborée, une sorte d’opération de camouflage diversifiée, dont le travail sur l’identité est une des étapes seulement.

Elle se met en place autrement à travers des modalités aussi diverses que la constitution de leurs textes, en doublet, en promenade initiatique et/ou culturelle, configurations diverses qui permettent alors de déployer un inventaire de lieux d’élaboration de la parole divergents, originaux, à travers lesquels la nomination du monde se modifie et propose à celui qui la prend en charge des virtualités nouvelles et inédites.

Ces espaces, à partir desquels la parole se fabrique, s’organise et « se donne » à saisir, ne sont pas accessibles directement et ils servent à produire autour de ces œuvres, un véritable « no man’s land », c’est à dire, un lieu ou un espace non visité au préalable, une virginité violente qui interpelle autant qu’elle déconcerte.

Ce système « de défense », comme nous l’appellerons, mais il n’est pas que cela, relève d’une volonté délibérée qui rapproche d’abord l’écriture d’une activité ironique, retranchée, en rapport avec le déguisement, le travestissement difficilement cernable par une opération d’investigation et d’identification de facture traditionnelle ou classique : nous avons déjà vu que les instances du récit et ses modalités sont complètement perturbées, voire inexistantes.

Ces espaces recouvrent plusieurs domaines. Parmi ceux-là, le point de vue à partir duquel s’envisage et se met en place l’opération d’écriture.

Le terme « point de vue » n’est pas à prendre ici suivant un sens restrictif, tel que l’entendait Gérard Genette. 86 Nous lui donnons le sens plus large de conception même que possède l’auteur de son propre travail, à partir du moment où il s’envisage comme créateur, puis éventuellement comme narrateur ; dans ce cadre, il met de côté toutes ses caractéristiques sociales , du moins momentanément, qui l’accompagnent.

A ce moment essentiel de sa créativité, on peut se demander comment et d’où la voix lui vient-elle ? C’est à dire, comment et grâce à quels éléments, il construit cette voix, comment il l’oriente, dans quels espaces et lieux plus ou moins balisés l’implante-t-il ?

On se pose ainsi une question de pragmatique, à savoir, quelles sont les compétences qui sont à l’origine de la prise de parole et quelles sont les performances qui lui donnent ses pouvoirs de transformation, et de travail au sein des références dominantes ?

Ces espaces, à partir desquels se formulent les paroles, les images, la langue littéraire, appartiennent notamment aux cultures dont sont originaires ces écrivains, ou à celles qu ‘ils ont adopté et qu’ils pratiquent parce qu’elles sont devenues leurs. Appropriation dont nous avons vu les modalités qui dépassent le cadre strictement historique ou linguistique et sont de nature plus intérieure, plus personnelle et plus symbolique.

Nous ne parlons pas ici d’intertextualité, ni de convergences ; nous parlons d’instruments, linguistiques notamment, de forgeage avec lesquels ces écrivains se créent une voix originale et unique, c’est à dire, une force du dire qui va donner à leurs écrits une force perlocutoire, qui passe outre certains discours établis, va les traverser, les remettre en question et toucher alors des domaines étrangers à ces représentations dominantes.

Un jeu subtil de déplacement et de décentrage est ainsi effectué, qui passe par des inversions, des transpositions, d’une aire à une autre, de notions apparemment étrangères et hétérogènes, des questions apparemment bien tranchées et bien situées dont la formulation et les enjeux vont être modifiées. Chacun des écrivains retenus donne à voir, dans l’ensemble de son œuvre, des illustrations diverses de ce type de travail de reconstruction et de « redéploiement » de la situation de la littérature, qu’elle soit maghrébine ou universelle.

Car l’enjeu majeur de ces démarches est également celui-ci : déplacer les situations d’une littérature vouée plus ou moins aux ghettos, à une compréhension limitée et partisane des publics, guidés par la culpabilité générée par la problématique de la dominance et de la domination.

Ainsi, « la voix dibienne » emprunte au merveilleux de type maghrébin et musulman, mais également des contes et des proférations magiques, ou celles excessives de la folie, notamment dans ses modèles littéraires, tout comme elle s’appuie ou entre en dialogue avec des œuvres particulières et limites dirons nous de la littérature occidentale, comme nous aurons l’occasion de le voir.

La voix de Khatibi s’organise autour d’une profération-harangue mystico-populaire, mais également pseudo-scientifique . Tout comme il emprunte certaines de ses formes à l’apologue, tel qu’il apparaît dans les cultures populaires, notamment. ; la voix de Meddeb emprunte à l’illuminisme visionnaire des devins populaires ou des mystiques clairvoyants, des temps lumineux de l’Islam, et des savants qui le caractérisaient. Cela n’exclut pas, surtout pour cet auteur, que d’autres modèles de voix soient empruntés ou du moins désignés comme horizon plus ou moins lointain du « discours romanesque », mais aussi du faire poétique dont se réclament aussi ces auteurs.

En parlant de lieux ou d’espaces producteurs d’illisibilité, nous abordons donc le procès du travail d’écriture. Nous nous demanderons où se place l’écrivain quand il écrit .Nous essaierons d’identifier quels sont ces parcours réflexifs culturels. Que nous dit son écriture à propos de l’exécution et de la mise en place de ce travail ? Que laisse transparaître la mise en écriture du texte ? Que permet-elle de découvrir à propos du statut fantasmatique ou fantasmé qu’adopte l’écrivain. Nous n'opterons pas ici la démarche d’analyse psychanalytique, mais nous travaillerons exclusivement sur les textes, leurs points de vue narratifs et les variations qui les caractérisent.

On cherchera donc à déterminer comment l’écrivain se met en mots à travers le tracé de ses lettres et le contour de ses mondes.

L’apparente et la réelle difficulté des auteurs choisis diffère néanmoins pour chacun d’eux : ils sont d’abord des créateurs originaux, solitaires, à l’origine de leur propre espace de parole et de références. Néanmoins, un certain nombre de points communs que nous avons voulu repérer, apparaissent de manière récurrente.

Nous ne prétendons pas ici les épuiser mais en circonscrire quelques uns qui nous aideront à suivre ce lent et discret travail d’insertion de leurs voix, de leurs paroles, de leur voix vivante parce qu’en rapport avec et en interpellation, même indirecte, avec le terrain de la littérature, de manière générale, et de la littérature maghrébine, en particulier, mais également des questions idéologiques et culturelles qui y sont liées.

Nous repèrerons ce travail de « transfiguration de soi » et du monde, loin des indications données par les quatrièmes de couverture, en nous appuyant sur l’utilisation plus ou moins différée des « actes de discours » privilégiés des littératures écrites ou orales qui les touchent, et qui apparaissent ainsi comme des puissances modificatrices, comme « une substance littéraire active » qui travaille dans le rapport de soi à soi et dans le rapport de soi aux autres.

Car il existe aussi « une identité littéraire » au contact de laquelle la simple vie quotidienne de chacun se transforme, car saisie par cette même identité, qui la pénètre et modifie son ordonnancement.

Nous avons dégagé trois axes essentiels de travail, qui nous paraissent être de véritables « logos », au sens étymologique de ce terme, producteur de soi et du rapport aux autres, sorte d’invention d’un nouveau code relationnel et langagier, mais aussi social et littéraire : il s’agit de la voix inventée et revendiquée par les trois auteurs dont il est question ici.

Notre premier axe de travail sera l’activité poétique. Il s’agit d’un champ d’organisation de la parole à partit duquel s'agencent un discours et une vision du monde. Nous entendons par activité une position pleine, totale ; un espace producteur à l’origine d’une transformation de soi dans le saisissement d’une ou plusieurs langues en présence, des lexiques qui s’y jouent, des rapports au monde, qui seront tous plus ou moins profondément influencés par la/les positions impliquées par et dans cette expérience poétique.

Cette position induite par l’activité poétique est relevable à travers les choix effectués par les auteurs dans leurs productions en général et dans leurs recueils poétiques plus particulièrement , les constructions formelles et langagières qui les caractérisent, les formes sens qu’ils y développent ;

On ajoutera à cette démarche, l’étude du ton qui énonce et implique un certain nombre d’actes de langage particuliers liés à ce ton. Cette approche implique d’ailleurs la conscience implicite de l’aspect oral de l’écriture, même si celui-ci est tu par l’usage dominant de l’écrit et de la lecture ; le poète est d’abord celui qui déclame, qui écoute et entend ce qu’il dit. Nous prendrons également en considération les romans puisque l’activité poétique y joue un rôle important mis en évidence par les situations.

Le deuxième lieu producteur d’illisibilité : est constitué par les textes « théorico-formels », que nous avons déjà utilisés dans la deuxième partie de notre travail. Nous les interrogerons à nouveau, avec d’autres textes de ces auteurs, plus ou moins connus.

Il s’agira de chercher ici comment les réponses plus ou moins théoriques de ces auteurs se construisent, comment ils réfléchissent à leur place et à leur métier d’écrivain, ce qu’ils engagent d’eux-mêmes dans cette nomination. Il s’agira de montrer comment cette position de travail est aussi une position d’illisibilité, car la ou les problématiques envisagées par ces auteurs, et à partir desquelles ils s’expriment, sont elles-mêmes complexes, notamment parce qu’ils ne veulent pas faire de concessions aux sens commun et dominant, qu’il soit maghrébin ou autre.

Le troisième lieu producteur d’illisibilité, dont nous voulons parler est un peu plus problématique à envisager pratiquement et à nommer, même à situer, puisqu’il s’agit de ce que nous avons appelé « le chassé-croisé » pratiqué par ces auteurs, dans leurs écritures respectives, entre les références et les pratiques populaires des cultures auxquels ils appartiennent, dans une écriture qui se veut être une forme-sens du dialogue entre ces cultures , qu’ils tentent alors de réinjecter dans un espace contemporain et moderne, ou tout simplement différent ; ils dévoilent alors le dynamisme de ces rencontres quelquefois apparemment antithétiques.

L’un des buts de leur démarche est d’arracher cette culture populaire à la folklorisation qu’elle a subie, pendant la période coloniale, mais également après, par les gouvernements et les intellectuels de ces pays en voie de développement. Le mysticisme, comme il est appelé communément de nos jours, fait partie de ces références, et joue un rôle essentiel dans les trois œuvres, même s’il est abordé différemment.

Notes
86.

In Figures III de G. Genette, chapitre 5, Seuil 1972, page 225 et suivantes.