Mohammed Dib, une parole des limites

Une parole oraculaire

Dib commence à publier des poèmes dans diverses revues, avant le déclenchement de la guerre d’Algérie. La facture est déjà plus ou moins celle à laquelle il restera fidèle : pas de ponctuation, un ton énigmatique qui porte l’empreinte de l’oralité à laquelle il appartient par origine et dont il a retenu le ton quelquefois oraculaire, mesuré jusqu’à l’emphase, une emphase à la fois menaçante parce brouillée et obscure, mais traversée d’éclairs d’extra lucidité ; déchirure de la trame d’un quotidien, lourd et surdéterminé par la puissance d’un verbe étrange, marqué lui-même par la force de son avènement, qui permettra notamment d’appréhender , au moins intuitivement, une réalité nouvelle, à laquelle il donnera alors une dimension dramatique, au sens théâtral du terme.

Dans chacun des ouvrages paraissant à cette époque, ne manqueront pas d’apparaître ces voix, profondément attachées au terroir paysan notamment, s’appuyant sur l’expérience et la souffrance, ou sur la folie comme ce sera le cas de Menoune. Ces voix possèdent la particularité de « chiffrer poétiquement » le monde qui les entoure.

L’activité poétique, dans ce premier contexte, apparaît à la fois comme naturelle, puisqu’elle est la voix qui « sort », qui nomme, qui se confronte aux situations, à leur complexité et à leur nouveauté ; et elle apparaît comme surnaturelle dans la mesure où elle donne à ces mêmes situations une ampleur et une portée inattendues, qui les dépasse.

Elle les inscrit dans une sorte de fresque, notamment historique et politique, mais en termes puissants, qui échappent finalement à la quotidienneté dont ils sont issus. Les accents de cette transformation sont épiques, mais un « épique reconstruit » dans une langue autre car la démarche du poète consiste ici à choisir les mots dans leur visage le plus étranger, par rapport à leur usage dans la langue dominante de l’époque, qui est essentiellement la langue scolaire.

Ce modèle est exclu de l’écriture dibienne : il est d’ailleurs mis en perspective dans un passage de la grande maison, où il est synonyme d’indigence et de falsification, de l’histoire notamment. 87 Après avoir utilisé un discours repris des livres, l’instituteur indigène éprouve le besoin de montrer aux élèves que la réalité est autre et plus complexe qu’elle ne paraît et ne peut être nommée avec la langue de l’école, ni avec celle du monde dont les enfants sont issus : il faut donc chercher ailleurs.

Le point de vue adopté lors de l’activité poétique apparaît donc comme décentré par rapport aux discours divers qui accompagnent la colonisation et la nomment, la sanctionnent de manière plus ou moins directe. Dans L’incendie, plus particulièrement, on reste frappé par son véritable pouvoir de transfiguration et de consolidation de la quête d’une identité libératrice, mais résolument moderne ; on se souviendra, à cet effet, de la fameuse question qui clôt L’incendie, dont la portée dépasse le cadre de la situation coloniale, mais renvoie à un cadre plus philosophique et plus existentiel :  « peut-on vivre ainsi ? Dis le peut-on ? »

La question dépasse donc le contexte et va contribuer à donner à la poésie, une fonction plus large et plus profonde.

L’activité poétique, qu’elle soit clairement présentée ou délimitée dans un recueil, ou qu’elle soit mêlée intimement à la trame romanesque est donc une activité qui dépasse les cadres établis, qui les violente et s’en sert comme tremplin pour désigner toujours son ailleurs vivace où la parole possède d’autres propriétés que celles de raconter, de rapporter, de parler et de faire parler.

Notes
87.

In La Grande Maison, pages 21 à 23