Au-delà de la réalité sociologique

Dans les recueils de nouvelles publiés par Dib, comme Le Talisman ou Au café, on retrouve ce tissage intime, d’une réalité sociologiquement observée, dans ses rouages culturellement déterminés, avec, d’autre part, ces voix ou ces expériences singulières, qui, soutenues par des énonciations de nature poétique, vont contribuer à « casser » la surdétermination sociologique et la programmation historique, dans certains cas.

Comme dans les romans de la première trilogie, on remarque que le recours à un codage grâce à la référence implicite à la langue arabe permet d’obtenir ce délitement, cette polyphonie dérangeante qui fait de la langue le moyen d’échapper au poids de l’histoire et de L’Histoire.

Cette activité poétique apparaîtra dans toute son originalité et sa puissance dans les deux romans au statut particulier dont nous avions précédemment parlés, parus après l’indépendance, mais présentant comme un envers des romans précédents.

Cours sur la rive sauvage et Qui se souvient de la mer sont des expériences d’écriture inclassables, résolument tournées vers une activité d'écrit dense, obscure, surchargée de signes et de symboles que le lecteur a peine à décrypter et à transcrire. La prise de parole, possède, dans ce contexte, un caractère sombre, marquée par la « mélancholia » du XVIème, vertu des poètes ou des penseurs, êtres doubles et partagés ; prise de parole volontairement enfermée dans les cadres de récits violents et visionnaires qui semblent récuser toute référence au réel, dans sa définition « réaliste ».

Au contraire, le choix d’une parole du rêve et de la vision est clair, tout comme est claire la mise en dialogue (ou en intertextualité) avec certaines grandes œuvres littéraires restées à la fois marginales et centrales de par les questions de leur conception et l’étrangeté de leur références (Dante et la Divine Comédie), ou picturales (comme Guernica de Picasso, dans Qui se souvient de la mer).

Il s’agit, pour l’écrivain, comme il le dit, de dépasser la triste compilation des horreurs matérielles de la guerre, pour en explorer les prolongements inconscients et culturels ; tout comme il s’agit pour lui de construire et de faire affleurer par les mots , une mythologie personnelle, au sein de laquelle la femme a une fonction créatrice et inspiratrice.

Les causalités, utilisées dans ces deux ouvrages, ne sont plus celles que nous croyons connaître et qui impliquent notamment la continuité. Ce sont, celles, angoissantes du surgissement de l’inconnu à tout moment.

Mondes fermés, exclus, à priori seulement, de toute avancée historique, perclus par la souffrance et le délire, portant en eux une immense nostalgie, tels sont les univers qui se mettent en place. Les mots les construisent et les défigurent tour à tour, dans une véritable activité de l’étrange, que nous assimilons à l’activité poétique dans la mesure où elle présente des caractères en commun avec ceux que nous avions dégagés précédemment. Il s’agit de l’exploration de soi, du langage et de leurs limites respectives ; nomination visionnaire au-delà des strictes limites d’une certaine raison ; confrontation aux grandes quêtes artistiques, le beau, le bien, le mal et surtout le caractère fluctuant de la réalité : la langue devient ici autonome, délire dans lequel et par lequel une reconstruction de soi et du monde deviennent envisageables et possibles, contrairement aux apparences.

Par son titre,Cours sur la rive sauvage, implique déjà le choix de la sauvagerie, au sens d’une fraîcheur souveraine, exploration également de tout ce qui n’est pas socialisé ou guère socialisable, de manière définitive, notamment l’instinct de rêve qui existe chez l’homme, et par lequel il peut approcher le monde.

Il va notamment aider le narrateur à reconstruire son identité, à se donner un visage nouveau, après les horreurs traversées, les humiliations subies, sorte de régénération de l’être et de l’identité qui ont besoin de retrouver des racines mythiques, confrontées aux sens nouveaux à donner à la vie et à la mort, après l’absolue gratuité qu’ils ont acquis durant l’état de guerre. Il s’agit également d’inventer un cadre d’expression qui exclut les limites conventionnelles de la perception quotidienne.

Cette inventivité permet de faire de l’écriture une expérience des limites, au sein de laquelle l’homme n’accepte plus d’appartenir à un univers borné. Le narrateur décontenancé et errant de CSRS cherche néanmoins du sens, relevant le défi de la quête ; tout comme le faisait la voix habitant Le talisman ou L’héritier enchanté, ou alors le narrateur de La dalle écrite :

‘« Plutôt qu’un piège, il me semble plus vrai que le désordre babylonien auquel, croit-on, la cité est vouée, recèle une signification…Qu’il soit différent à chaque mutation, en restant néanmoins identique pour l’essentiel : - toujours hors d’atteinte, et d’une manière particulière, comme s’il fallait en chercher la clé toujours ailleurs. (On notera l’usage des italiques pour ce terme)». 88

Notes
88.

In Le Talisman, page 53.