Vers un autre modèle de la littérature 

Une lecture attentive permet également de voir s’y inscrire au moins un texte majeur de la littérature universelle ; il s’agit de La Divine Comédie de Dante Alighieri. La femme (Nefissa, Hellé comme Béatrice) y est guide implicite et initiatrice dans un monde circulaire et multiple, sans cesse changeant et modifié. Cette modification a souvent un rapport étroit avec le langage utilisé par le narrateur, Iven Zohar.

On remarquera également le jeu sur le nom, qui possède ici une consonance slave et hébraïque mystique, le Zohar étant l’un des livres rattachés notamment à la Kabbale juive.

Donc l’activité poétique ici, comme activité visionnaire permet une nomination de soi dans et par la différence, différence particulière puisqu’on connaît le nœud constitué par les relations entre les frères ennemis, à savoir les sémites, juifs et arabes. Un tabou est indirectement brisé, au moins au sen de la nomination, puisque l’identité nouvelle du narrateur n’est pas formulée dans les termes revendiqués par le Maghreb arabe, mais s’ouvre au contraire sur des possibilités d’identification plus ou moins exclues de cette aire. On se souviendra également que le terme Zohar renvoie à la lumière, à la quête de celle-ci.

IL y a donc ici une configuration libératrice des préjugés en vigueur, tout comme elle permet à un écrivain longtemps désigné comme écrivain maghrébin, de saisir les moyens pas seulement littéraires mais aussi culturels, de poser sa parole, dans une direction et une intertextualité complètement inédite.

Confronter sa parole d’homme et de poète, issue d’une histoire récente et chaotique à une des œuvres majeures de tous les temps, considérée comme une véritable somme des savoirs, notamment ésotériques de son temps (XIIIème siècle), religieux et mystiques. Le choix n’est ni hasardeux, ni fortuit. Le poète se place d’emblée dans une perspective universelle et totale.

L’expérience humaine possède à ses yeux des dimensions inédites, obscures, mystérieuses, à travers lesquelles l’homme voit ses appartenances terrestres s’élargir à un autre monde, pas toujours clairement délimité.

Dans CSRS, les verbes rendant compte du rôle de l’intuition, de la prescience, du vécu intense, mais silencieux et intérieur car in formulable sont ceux qui caractérisent le mieux les activités du narrateur. L’action est le plus souvent gouvernée par la pensée, quand elle n’est pas exclue au profit de cette dernière, par une causalité liée à l’intensité du désir et de l’intuition, au déploiement de sens multiples liés au symbolisme intrinsèque à l’œuvre. Pourtant, l’issue de l’expérience ou du parcours initiatique de CSRS est claire : 

‘« Sur les esquisses d’hier, une réalité toute autre circule. Sous les mêmes formes, s’engage une signification autre. » ’

et plus loin,

‘[…]  Mais la vie n’est pas toujours notre vie, elle est sommeil succinct dans les schistes, dissolution dans les eaux, immobilité et écoulement ; nuit… Il n’y a pas de réponse. Mais il y a une autre vie. Au-dedans de moi, elle s’étire, tendre pellicule, recouvrant un printemps en train de reverdir. Je vais déboucher sur le paysage qui veille derrière tous les autres ; il chemine à travers toi, Hellé. » 90

L’écriture poétique se veut œuvre de dépassement des apparences. Elle est un parcours visionnaire pour aller au-delà même sans connaître la véritable constitution de cet au-delà.

Dans ce cadre, tout en l’homme doit se transformer, notamment ce dont il fait usage le plus souvent, sans pour autant en connaître les pouvoirs réels, à savoir le langage, son propre corps et ses sens.

Le même rêve habite QSSM, sorte de récit visionnaire, dans lequel un monde insensé et puissant prend forme et dessine les contours éblouissants d’une rêverie inouïe. La poésie y est partout présente au milieu de l’angoisse et de la peur d’une sorte de moment apocalyptique, à l’issue duquel l’individu achèverait d’être broyé.

Elle s’inscrit également typographiquement par un certain nombre de poèmes, repris ou non de recueils de poèmes précédents ou ultérieurs dans leur publication, à QSSM.

Dans ce cadre, on peut rapprocher l’activité poétique d’une résurgence de la folie, forme achevée du haut mal du Moyen-Âge, c’est à dire une folie paradoxalement « sage », marquée par une sorte d’extra lucidité et de conscience, de sensibilité exacerbée au point de permettre des perceptions extrêmement fines et ténues, insaisissables pour les autres.

Activité hallucinatoire totale, donc, à travers la représentation de laquelle on peut se poser la question de savoir si l’homme est diminué ou, si, au contraire, il découvre en lui des pouvoirs et des possibilités qui font de lui un homme-autre.

Cette multiplication (illusoire ?) des pouvoirs est souvent accentuée par une accélération de la conscience du rythme (biologique, existentiel, notamment, mais aussi narratif) qui se met en évidence par la redondance des situations limites, à travers lesquelles se dessine une continuité initiatique, en rapport avec le rythme de la nature, ou celui de l’apparition de certains symboles.

Visionnaire plutôt que fou, poussé par cette hallucination fondamentale, l’homme écrit, pose un monde peu accessible, inattendu et secret. Il fait disparaître les jalons du sens commun et de l’habitude, derrière d’autres nécessités, le plus souvent liées à un renversement des valeurs dominantes, d’où la difficulté du lecteur à saisir cette dissolution des lieux habituels de la production de la parole.

Ainsi, depuis les nouvelles de Au café, en passant par Le talisman et à travers les trois romans que nous venons de poser, l’apparence est elle progressivement « grignotée » par une logique-autre qui s’impose aux différents personnages, dans laquelle ils finissent pourtant par s’immiscer, habiter, pour finir par s’en réclamer même sans bien le comprendre.

Ce monde nouveau n’est pas visible, ne peut être appréhendé de suite et nécessite l’exercice de facultés nouvelles comme l’intuition, une écoute particulièrement performante d’un environnement habité de signes plus ou moins prémonitoires, mais également l’acceptation d’autres repères, notamment ceux qui appartiennent au monde des contes et des légendes, qui deviennent ici représentatifs d’une situation « réelle ».

Les paroles sont rares, mais possèdent en général une vertu décisive : elles résonnent comme autant de présages et d’oracles, comme si le langage avait besoin d’être revalorisé, rechargé pour atteindre à une plénitude qu’il aurait perdu, justement après un cataclysme insituable et toujours imminent.

La description, très développée, institue le rythme lent des perceptions intérieures, des sentiments à chaque fois nuancés qu’elles renouvellent sans cesse et sur lesquels elles s’appuient pour retourner vers le monde extérieur.

L’activité poétique convie donc à l’exploration des limites de soi et des moyens dont on dispose, notamment des sens physiques. Etat de transe et d’au-delà des habitudes, elle mène notamment à expérimenter la langue (les langues) sous tous leurs aspects, et dans toutes leurs apparitions. Nous avons déjà étudié les rapports à ces langues dans les parties précédentes. 91 Nous avons montré que l’interrogation de ces langues existe, qu’elle constitue l’enjeu d’un recueil comme Formulaires.

L’activité poétique apparaît notamment comme une activité de résorption du monde : que ce soit par la construction d’un monde fictif ou par l’épuration de la langue pour obtenir la plus grande fidélité à ce que le poète veut retenir ou énoncer du monde ; il semble que ce regard poétique permette de se retirer de la quotidienneté, des activités sociales ou considérées comme telles, pour s’adonner à toutes celles exclues par ces dernières : on assiste donc au déploiement d’une sorte d’oisiveté paradoxalement créatrice, contiguë à l’épuration dont nous avions parlé plus haut.

Cette oisiveté allie à la fois une sorte de mise en blason du monde, à travers des « figures » qui surnagent après le désastre : l’amour, la parole poétique ou cet usage particulier et mystérieux de la parole dont il est question dans le poème intitulé La maison de Natyk, le corps, le cosmos au sens ancien du terme.

Notes
90.

In Cours sur la rive sauvage, Seuil 1964, pages 154 et 158

91.

Voir la partie intitulée Les textes fondateurs de l’écriture de la difficulté, notamment la partie consacrée à l’écriture de l’antériorité, page 89 à page 111.