La référence à l’héraldique 

L’Héraldique est d’ailleurs une référence de Dib 92 , comme si le poète désirait graver ses livres, pour trouver une parole définitive, destinée à une autre traversée que celle de l’utilité ou la simple communication et de la disparition destinée aux usages banals.

Cet autre usage de la parole semble avoir une relation avec le trait précis, saisissant (au sens actif et étymologique de ce terme) qui emprisonnerait l’instantanéité en rapport avec le vécu intérieur de la réalité tout en maintenant le suspens de celle-ci, le caractère indécidable de sa « matière » : le mot, saisi, mais néanmoins labile, laisserait dans sa matière d’eau, trembler tout ce qu’il suppose avant d’advenir et d’être.

D’où l’importance des symboles, notamment dans l’un des derniers recueils travaillés de Dib, « gravés » devrait-on dire ; il s’agit de Ô Vive. Nous avions montré, dans un de nos articles, comment le poète était à la recherche d’un « vocable »initial et final, le « maître-mot » en quelque sorte, qui résumerait et porterait en lui la puissance même de la vie, sa multiplicité créatrice et son unicité. 93

Là aussi, les jeux sur les signifiants sont décisifs : la matière phonique et vibratoire, mais aussi spatiale et « calligraphique » du mot contribue à l’inscrire comme le signe par excellence, multidimensionnel et polysémique. Dans ce contexte, le titre Ô Vive est aussi à lire comme un dessin, à saisir comme une représentation simplifiée d’une multiplicité, l’équivalent d’un « haïku » visuel, qui permettrait justement la juxtaposition et le passage de l’ordre sonore à l’ordre visuel.

A côté de cette dimension de gravure, existe cependant une ambition du blanc et du silence, activité toute aussi paradoxale que celles que nous avons posées précédemment.

Car le silence est producteur d’une épaisseur qui se suffit à elle-même et n’a plus besoin d’aucune fioriture, ou aucune autre forme d’accomplissement que lui-même. Le silence est, tout simplement, un, préalable, sans équivoque, sans division, sans preuve et sans justification.

Activité à l’envers, d’un envers du monde, dans lequel les mots ne sont plus nécessaires, dans lequel « glissent les puissances tutélaires », comme autant d’astres de la destinée ; les mots ont alors le poids du destin, acquièrent ainsi une matérialité dangereuse, menaçante même et instaurent une absence de durée qui ressemble à une intemporalité primordiale.

Retour donc au mot qui brise l’espace et crée, à la manière du Fiat lux, au moins une épaisseur vibratoire. Le signifiant est donc ici une instance de dénouement ; la lettre, le mot, s’ils ne sont pas producteurs de sens, deviennent au moins les traces d’un processus souterrain, intérieur, qui brise la continuité du discours pour s’imposer, seul, exhibitionniste et durable , dans ce détachement sans fin, qui brille néanmoins comme seule survivance : la vie, dans son évidence et son évanescence, dans son caractère définitif et terriblement aléatoire ; le mot, comme un appel, un cri, une survivance et une résistance à tous les discours et toutes les paroles.

L’écriture poétique permet donc de mettre à jour et de donner contour à une sorte de sensibilité parallèle à celle qui est en vigueur dans le monde, au-delà ou ailleurs de ce qui se dit et ce qui se fait, d’instaurer une sorte de scrutation, de concentration sur des secteurs habituellement exclus du « faire » et des considérations quotidiennes.

L’écriture est donc un acte d’oubli de tout ce qui ne serait pas de l’ordre de cette « nécessité transversale », que nous traversons sans la voir, que nous ressentons sans la ressentir, quelque part, dans l’insituable lieu de notre défaillance, que, néanmoins, nous refusons toujours.

L’écriture poétique est donc de l’ordre de la blessure cachée et secrète ; elle est portée et elle travaille dans cet univers parallèle qui nous constitue, autant que celui, rationnel, de la quotidienneté. Nous ne parlons pas ici de lamentation, de déploration ou toute autre forme de discours liée à l’expression de la souffrance. Il s’agit en fait d’une réalité bien plus profonde, celle de la constitution même de l’être, qui pose dès le départ cette séparation qui fait de nous un être double.

Ainsi, les textes fonctionnent à un double niveau, celui du silence blessé et recouvert de la socialité dont nous sommes faits ; et au niveau de cette socialité qu’ils bousculent et violentent.

L’ordre du secret auquel ils appartiennent est donc celui que l’on doit deviner, lire au-delà, dont on doit pressentir la présence sans pour autant pouvoir la situer. L’ordre du secret, invisible et inviolable (même s’il est vide) nécessite une hiérarchie de connivences et de proximités plus qu’intellectuelles, physiques : prégnance et déflagration du mot, de ses phonèmes ; appui aléatoire et pourtant décisif de sa présence, de sa fluctuation et de sa circulation dans le texte.

Notes
92.

Voir Ô Vive, poème L’âme de l’eau, page 13 notamment.

93.

Voir mon article intitulé : Le Titre Mémorial, in Langues et littératures, revue de l’ILE, n° 4, 1990.