Le pacte du lecteur 

L’activité poétique pose en fait un pacte entre le poète et lui-même, et entre le poète et son auditeur/destinataire : découvrir les mêmes points, les mêmes normes d’achoppement, les mêmes arrêts, les mêmes interrogations grâce au fait que l’un des deux soit capables de s’arrêter sur ces problèmes, derrière lesquels se voilent le visage et la demande du poète : rencontre inopinée et révélatrice au fil du texte, le lecteur accepte de se jouer et de jouer dans le texte qui devient un parcours, un miroir, une reconstitution-éclatement de soi.

Le texte exécute le lecteur, le tue, le transforme, tout comme celui-ci le fait pour le texte. Deux parcours dynamiques se croisent, s’empoignent, se constituent l’un dans l’autre.

Pour Dib, l’écriture poétique est donc d’abord une expérimentation de l’Etrange, un discours de l’exclusion, de la mort, de l’extrême qui va permettre de remettre en question les normes sociales, notamment celles des groupes auxquels ils appartiennent et celles du lecteur qui s’en échappe ainsi momentanément, s’il le désire.

Activité autre par excellence, différente, et de la différence, de la solitude effective, mais aussi choisie. Néanmoins, le poète, en tant que bouc émissaire (cf. La dalle écrite) va également se retrouver comme porteur de tous les silences, toutes les intuitions que l’homme du commun ne veut relever et ne veut interroger.

Il va recueillir tous les interdits, les tabous(au-delà des tabous véritablement commerciaux et qui n’en sont plus comme le sexe par exemple) et les scruter pour les autres, les nommer, leur donner même une place insituable et impraticable. Activité donc à la fois décentrée et recentrée, de la limite et du centre, de la connaissance et de la méconnaissance. Ambivalence donc, dont le but plus ou moins explicite demeure le livre qui s’écrit dans cet acte double pour être fixé dans une sorte d’oscillation scripturale ; cette dernière a également pour but d’associer le lecteur, de l’introduire dans ce mouvement de balancier dont il devient le garant fragile en acceptant la méconnaissance et l’enchantement comme codes de lecture possible.

La compétence du poète est celle de briser toutes les attentes pour brandir une vérité « de feu », vive et interrogative, qui casse toutes les expectatives et les mènent à leur auto-combustion, parce qu’elles sont alors confrontées à leur insuffisance, à leur caractère limité, toujours en deçà des questions « réellement » envisageables.

L’activité poétique est donc, dans cette perspective, une activité transgressive, au sens anthropologique de ce terme, parce qu’elle mène aux confins de la société et de toutes les activités qui sont rattachées à celle-ci. Elle permet d’envisager de front des situations et des problèmes que l’on préfère taire d’habitude : ceux rattachés à l’amour, la passion, la solitude, la mort ou la folie, mais également l’au-delà. Elle permet donc d’approcher ce qui demeure socialement innommable, en confrontant les mots à ces épaisseurs violentes, à ces marges que rien ne peut entamer.

Les compétences et les performances dont il va être question ici ne sont donc pas celles qui sont habituellement attachées à l’usage de la langue : il a fallu en inventer une pour que la désignation de ces confins éloignés soit possible ; langue qui inscrit donc de nouveaux usages, de nouvelles normes, pas toujours repérables d’ailleurs et qui impliquent donc une attention nouvelle portée à ses déploiements et aux « terrains »  auxquels elle va donner accès.

Symboles, rattachement elliptique, mais néanmoins réel, à une évocation mystique du monde, invitation à un voyage au-delà des normes convenues de la littérature, telle semble être l’un des objectifs de l’écriture de Dib, dans les deux œuvres sus-citées ; objectif que viendront reprendre des œuvres plus récentes comme Les Terrasses d’Orsol , et ce qu’il est convenu d’appeler la trilogie nordique. Même si dans la première, l’inspiration reste plutôt sociale, dans la seconde, on retrouve la même veine amoureuse, la même quête éperdue d’un amour impossible à réaliser, qui laisse cependant apparaître toutes les nuances de la passion, cette dernière reculant certaines limites, notamment celles de la folie et très momentanément, celles des déterminations culturelles et raciales.

La vision reste la modalité saisissante suivant laquelle le récit est construit, dans Les terrasses d’Orsol : pas de références à un monde réel, mais un empesage régulier qui suggère des situations existantes dans le monde mais que le narrateur ne désigne jamais suivant une modalité réaliste. A la manière de certaines paraboles, le sens n’est donné que dans le tremblement et la polysémie qu’il implique sans cesse : jamais décisif, mais toujours imminent. La réalité n’est donc pas de l’ordre de ce qu’on approche immédiatement, elle reste insatisfaisante, fuyante et condamne le narrateur à être suspendu entre la folie et la lucidité.

La compétence que l’écriture prend en charge ici est celle de permettre à cette impossible réalité d’exhaler seulement ce qui fait son caractère fuyant et intraduisible : suggérer son secret, suggérer le consensus silencieux de tous autour de ce secret, cette culpabilité cachée que tout le monde s’accorde à ignorer, en continuant à vivre comme si de rien n’était.

De même, la compétence de l’écriture concerne l’impossible statut du narrateur, dont on pourra reconnaître les indices de folie ou d’une amnésie (définitive ou momentanée ? le lecteur pourrait avoir une réponse différée dans l’œuvre suivante de Mohammed Dib, à savoir Neiges de marbre), à la fin du roman, mais la narration reste suspendue aux problèmes de nom et de voix, dont on ne peut, en tant que lecteur, reconnaître la vraie limitation et la véritable origine.

Les questions se retournent sur elles-mêmes et restent ainsi suspendues car impossibles à formuler ; c’est la forme sens du questionnement qui intervient en fait ici : le roman, la narration, les indiscutables « clins d’œil » faits à la situation de l’auteur(dont l’histoire personnelle est peu connue, mais qui semble avoir vécu dans un pays nordique pendant une assez longue période, comme il le reprendra d’ailleurs dans les autres romans du cycle nordique.) construisent un espace d’écriture à l’intérieur duquel il est impossible d’obtenir une réponse définitive ou un repère clairement énoncé .

Il s’agit en fait, pour le narrateur et le créateur dirons-nous, pour bien le distinguer du narrateur, de montrer, d’exhiber comment l’apprentissage de la vie se fait, à travers d’innombrables flottements, glissements, qui sont autant de tâtonnements, d’interrogations non formulées, mais qui enserrent l’être dans sa « matière » la plus profonde et en font un être suspendu, entièrement tourné, même s’il ne s’en rend pas bien compte, vers l’interrogation.

Dans un insituable espace, le lecteur comprend, pressent, sans pouvoir trancher pour autant de manière définitive, les enjeux de ces déplacements constants : par un concours de circonstances, le narrateur a tout oublié. Il répond en cela à la définition traditionnelle de l’homme, dont on dit en arabe, que son nom lui-même l’indique, à savoir, l’oubli.

En effet, dans la tradition coranique, mais elle n’est pas la seule, l’homme est un oublieux, car pressé et préoccupé par les choses de ce monde, et non celles de l’autre, dont fait notamment partie la réalité et l’imminence de la mort. . Le statut « d’étranger » que Aëd retrouve indirectement, à travers l’homme étranger du Luna-Park 94 et suivantes des Terrasses d’Orsol) est un premier rappel de cette réalité ; puis vient le problème du nom, le vrai nom, celui que l’on se donne à soi-même, à défaut de pouvoir se faire nommer véritablement, c’est à dire notamment dans la langue qui se prête à cette nomination.

Même l’amour, ici, n’a pas ce pouvoir : Aëd sait que Aëlle déformera inévitablement son nom, qui deviendra Ed ; entre temps, il aura donc perdu la lettre A, qui est aussi l’initiale des mots arabe et amour. Par ailleurs, on comprend que si Aëd appartient à Aëlle, par la fatalité même du nom, il n’en est pas moins celui qui retourne, car c’est la signification de son nom en arabe.

Le narrateur fluctue donc entre les altérités de nature féminine surtout : la femme rencontrée et furtivement aimée est aussi la différence, l’impossibilité de l’amour véritable qui habiterait l’être et aurait le pouvoir de le visiter dans ses recoins les plus secrets ; elle est aussi la mort, inconnaissable et nous habitant pourtant, au sein de notre quotidien comme un irréfragable et lancinant souvenir.

Dans cette terre qui lui devient progressivement étrangère, on comprend qu’elle l’est aussi car nul ne comprend profondément, dans les interstices des actes de langage, ce qu’est le statut de celui qui doit retourner. Au sens mystique, il s’agit de l’exil de l’homme en cette terre, après lequel il doit retrouver sa terre d’origine, dont il a perdu tout souvenir. Mais au-delà de ce sens même, il reste toujours l’intime et incessante révélation de la mort, qui joue le rôle du facteur déclencheur de ce choc, tout comme l’est la question du nom « véritable ».

Notes
94.

Voir Les terrasses d’Orsol, pp 170 à 179