Une paradoxale nomination

L’écriture tente encore ici l’impossible pari de nommer ce qui reste innommable, même lorsqu’on entretient des rapports de continuité avec sa propre culture, d’où le recours au discours coranique qui représente le discours des limites, des confins, parce qu’il s’appuie essentiellement sur un arrière-plan de mystère et de « flottement » imaginal, mais également sur la puissance des mots qui en atteignent la possibilité de remplacer, de devenir « la réalité »absente en quelque sorte.

Orsol, ville aimée et définitivement perdue pour le narrateur occupe donc le statut ambigu de la réminiscence de la patrie spirituelle de l’homme, tout comme elle désigne également la patrie du narrateur, qui, à priori appartient à une autre civilisation que celle à laquelle il a tenté d’appartenir pendant les longues années qu’il a passées à Jarbher, et ailleurs, dans le monde civilisé.

Le jeu sur les références installe donc un récit en miroitements, en « portes qui s’ouvrent mais qui ne peuvent se refermer », un récit en points de suspension, qui permet les possibles mais les récuse parce qu’il cherche à se situer ailleurs, dans un lieu où la littérature reçoit une autre définition et une autre fonction, que celles qui lui sont attribuées dans les conservatismes de manière générale. Dans ce contexte, le sens traverse ces voies de possibilités de compréhension, sans pour autant les refermer, ni les tarir, parce qu’il est à saisir ailleurs et autrement, notamment dans la trame et le système de résonances instituées entre les romans eux-mêmes qui tracent une fresque de la quête d’une écriture, qui se confond de manière discrète et chiffrée avec la quête de l’homme, du créateur.

La langue pose ici, de manière indirecte et sur le mode aléatoire, la rupture dans laquelle le narrateur est installé, mais qui est aussi celle de chacun : d’un côté le caractère présent, vivant et comme enchanteur de la nature qui semble détenir un secret qui reste scellé sur lui-même ; et de l’autre l’agitation humaine, les problèmes relationnels, notamment ceux des couples, les relations plus ou moins chaotiques entre les personnes et les peuples, sans que jamais ne soit entamées la force et la présence des éléments.

Il ne semble pas y avoir de chemin qui relie l’un à l’autre : certes la langue permet de noter ce qui est vu et perçu, sans jamais trouver le moyen efficace d’accéder à la dimension apportée par la nature, le déploiement du ciel et de la terre, de la neige, également qui recouvrira tout dans Neiges de marbre.

Parce que , nous semble-t-il, une autre langue s’est faite dans les interstices de l’autre, celle qui concerne de manière plus intime, plus inclassable et plus pudique le nom qui manque et qui est celui du créateur, c’est à dire de l’homme aux prises avec les relations qu’entretiennent l’œuvre et « la biographie », l’interpénétration de l’une et de l’autre, les résurgences de l’une dans l’autre, sans que soit réellement situable le lieu « légendaire » de leur rencontre.

Le créateur construit à tâtons la chronique de sa propre légende, d’un conte qui n’en est pas un, mais qui dans la distance, saisit tous les ressorts inattendus, tous les  « coups de théâtre » de la vie et de la littérature, qui ont pu contribuer à faire de son existence une sorte de fable qui s’auto raconte, que le narrateur veille, quand il le peut, à prendre en charge.

D’où ce retour à la tâche, à la page, à l’inaltérable travail du temps, de l’oubli et de la mort ; car le saisissement de la vie ne peut se faire qu’au moment de sa déclinaison, dans la distance, mais aussi dans l’opération de l’écriture qui est souvenance.

Paradoxalement , la prise de parole de nombre de voix dibiennes est la tentative de prendre en considération ce lieu sans lieu, de l’extinction et de la mort, ce lieu de l’indicible à partir duquel s’organise la narration comme dans le Talisman par exemple ; cette tentative n’a rien de morbide : elle semble, au contraire liée à une recherche du fondement même de la vie et surtout de la voix, de l’élan qui pousse à prendre la parole et à dire, même dans l’inconfort, dans l’approximation et même dans l’erreur.

Cette voix sans lieu, qui contourne la mort comme si elle voulait la contenir, est un exercice particulièrement exemplaire, qui implique les pouvoirs de la parole et ses limites : on peut se demander si dans la nouvelle du Talisman, dans le recueil du même nom, la nouvelle elle-même en tant qu’acte d’écriture, n’est pas un des messages d’intention dont elle parle (comme ceux envoyés par le narrateur quand il était enfant) mandaté vers un futur incertain.

Celui du lecteur, peut devenir le lieu de la pérennité du récit, de la magie de son annonce ; il peut donc être la réalisation du pouvoir talismanique du récit : apprivoiser la mort en l’entretenant au creux même de l’acte d’écriture, en faisant de ce dernier une sorte de graphie de protection contre le mal des hommes, celui que l’on porte en soi, contre l’oubli et la mort négative; échapper symboliquement à l’effacement qu’elle entraîne en en faisant le lieu qui efface tous les autres, qui les fait reculer au point de les faire disparaître, en en faisant la ligne de fuite de l’écriture, à laquelle elle se réfère sans cesse à travers différentes figures : la neige, le silence, l’amour et le désamour, l’exil et l’absence de réalisation du nom. N’oublions pas la puissance de la communication entre les êtres, surtout lorsqu’elle passe par la terre imagée et indirecte de la littérature.

La mort est la dédicace ultime de l’écriture, l’échange symbolique par excellence, grâce auquel l’acte d’écriture devient un acte de sauvegarde, au sens véritablement spirituel du terme. La vie est jouée dans et par l’écriture, la mort est négociée de manière à conférer à cette vie d’écriture et de création, son sens profond, celui de gagner un peu de sens, de se reconstruire au prix de ce dialogue avec l’au-delà, c’est à dire tout ce qui excède les frontières sociales communément admises.

Ce dialogue singulier avait déjà commencé pour le poète avec Formulaires, puis il avait été repris de manière magistrale dans le recueil poétique Ô Vive, auquel nous avions d’ailleurs consacré un article : écrire revient en quelque sorte à peser sa vie à l’aune de la mort, confronter sa parole à l’inépuisable silence des choses.

Dans ce cadre, fort difficile à instituer il est vrai, prendre la parole et établir une nomination, revient à mettre en place la perte des fonctions sociales de cette dernière, au profit d’une autre utilisation pas toujours évidente à reconnaître et à isoler des langues en présence. Comme le montre la poésie de Dib, il s’agit de laisser aux mots le pouvoir premier dont se réclamaient les vieilles civilisations, celui de fixer entre les jeux subtils de connivences, d’échos, de résurgences et d’identité des mots et des sonorités, la place d’une voix, d’un destin et d’une existence, qui se jouent en dehors du sens.

Ainsi comme l’attitude ludique des enfants qui se servent de la langue pour jouer, nommer ou pallier un manque, pour relire ou réinscrire leur vie de manière symbolique et métaphorique, l’écriture permettrait de fixer, avant ou après coup, le problème reste posé, la trame d’une existence, sans la figer, mais en la prolongeant de rêves, de profondeurs indécidables, mais qui l’accompagnent cependant indubitablement et la font familière et étrangère pourtant. Ainsi, dans le dernier volet de la trilogie nordique, et à travers le titre Le sommeil d’Eve, la narration, trame dédoublée d’une voix féminine, puis d’une voix masculine, avoue à travers le titre même son origine fondamentalement étrange et étrangère.

En effet, elle est le produit du sommeil d’Eve, c’est à dire qu’en dernière instance, elle est un rêve : les narrateurs et derrière eux, le créateur sont le résultat de ce que la femme et le désir de féminité ont fait de lui : à savoir ce créateur de paraboles, ce lecteur de signes incertain, ce « ramasseur » de faisceaux de présages avec lesquels il a tenté de rejouer sa vie par l’écriture. Sa vie est devenue une légende illustrée par ce tableau intitulé La fiancée du loup.

On se souviendra à ce propos de la dédicace à Feu beau feu, A Louve. Elle permet de relever l’étrange débordement de l’écriture sur la vie ou le contraire, en tous cas, l’interpénétration des deux et de souligner ainsi, un impossible séparation qui continuera à travailler l’écriture et la transformera notamment en opération de jointure symbolique.

Si dans La Genèse, la femme est née de l’homme et après lui donc, ici dans le monde imaginal de ces romans (comme dans la mystique d’Ibn Arabi notamment), l’ordre de précession est inversé : l’homme naît du rêve désirant de la femme, qui peut le replacer après coup dans une durée légendaire, comme ici. Il est le produit de l’amour qu’elle lui porte et de la rencontre qu’elle instaure à travers les modalités de la coïncidence qu’elle provoque, les modifications qu’elle entraîne et les questions qu’elle déchaîne chez lui et qui le font naître à lui-même.

Les formes des discours empruntés par l’écriture et la parole dibiennes passent donc par des formes anciennes, en rapport avec l’intemporalité et l’absence de situation géographique réelle, malgré les références qui sont présentes dans le texte pour installer une fausse orientation, une sorte d’alibi de l’écriture qui ne fait que souligner le plus souvent la nostalgie d’être toujours ailleurs.

Formes du conte, de la parabole, installation de réseaux intertextuels qui abordent souvent les œuvres-limites , les textes sacrés ou les discours basés sur le sacré , la quête dont le récit est , est le plus souvent en rapport avec un évidement, un blanchissement progressif de la diégèse, qui se trouve être en dernière instance, le seul lieu d’où s’élèvent les voix, semblable en cela à une préparation de la mort, exactement comme dans certaines formes d’initiation, on prépare le novice à sa propre disparition symbolique et terrestre même si l’amour, le jeu entre la réalité et la diégèse, donc entre les identités, constituent également les deux lignes de tension réitérées des organisations diverses des récits.

La modalité du légendaire permet donc une mise en perspective des éléments à-priori disparates de l’existence, perspective, qui, comme pour un jeu de signifiants, permet d’associer et de dissocier des situations, des personnages , de modifier leurs noms ou leurs appellations au gré d’un récit ou d’un ensemble de récits, dont le but implicite est de toutes les façons, la disparition même, l’effacement au profit de l’intensité nostalgique d’une impossible rencontre, celle des choses avec les mots, des êtres et leur secret avec la nomination qui semble cependant les concerner.

Le jeu ravive momentanément les passions, mais le récit, puis le livre révèle progressivement son exiguïté et son impossibilité à dire, seulement à suggérer au-delà de son propre espace l’intrication souveraine de ce qu’il est convenu d’appeler littérature au statut du créateur et de l’homme qui se loge dans cette appellation.

Dans ces conditions, la catégorie de vraisemblance, déjà éclatée de l’intérieur, ne peut plus être efficiente, au niveau de l’énonciation romanesque, dont elle nie la possibilité : raconter est un événement total, à laquelle participent toutes les figurations du moi, toutes ses aventures, ses transformations, ses enjeux, ses morts, fantasmés et réels, ses positionnements, surtout ceux qui permettent d’inverser la situation habituelle de l’exotisme ; le pays insituable, qui n’est pas l’Eden, mais plutôt le lieu d’une ineffable nostalgie ressemble au grand nord, ou de toute autre contrée qui a d’abord pour abord, le faciès de l’étrange dans un triple visage de beauté, d’étrangeté et d’inquiétude. Ils représentent alors le territoire de l’extinction, du recul assuré et assumé jusqu’à l’acceptation de la mort, dans sa puissance paradoxalement reconstructrice.

L’écriture de la difficulté pose ses jalons dans ces jeux intérieurs qui constituent la difficulté de son décodage et de son approche qui ne peut absolument pas être menée dans les termes traditionnels de la narratologie.

Elle excède toutes les marges, notamment celles que fait la socialité à la littérature, pour tenter plutôt une entreprise livresque, qui engage la totalité des instances qui contribuent à l’œuvre au sens étymologique du terme, mais aussi dans son sens alchimique : il y a transmutation, passages et échanges des identités, arrachage des masques et évidement des faciès au profit d’une fuite, d’un impossible recouvrement des voix, qui continuent à se réclamer l’une de l’ autre , à se faire l’une par l’autre et refusent d’obtempérer à toute sommation d’identification définitive.

Seule l’identité symbolique est possible pour chasser sur les terres de ce qu’on peut appeler le grand œuvre, ou pour écrire Le Livre, qui reste le travail d’une vie.