Une mystique de l’amour

Nous commencerons par noter les intertextualités Dib/Meddeb autour de Dante et plus particulièrement autour de La Divine Comédie. Cette « continuité » est plus soutenue chez Meddeb, et plus amplement exploitée, dans un cadre artistique, mais aussi mystique. A travers Ibn Arabi, Meddeb fait également se profiler Dante et Béatrice, dont la rencontre amoureuse fut à l’origine d’une aventure spirituelle, qui peut être considérée comme la complémentarité de l’aventure Orphique.

La femme aimée attire l’amoureux vers les plus hautes sphères de l’existence spirituelle et lui révèle ainsi sa profondeur intérieure ; il revient vers le monde des hommes, porteur de cette lumière et la séparation d’avec elle n’est que matérielle. Il n’en souffre que momentanément.

Le poète est, quant à lui, concernée par Aya, à travers laquelle il retrouve tout le cortège des aimées légendaires telles que Balkis, Leila, etc. 95 Il s’inscrit ainsi dans une continuité qui, elle aussi se trouve à mi-chemin entre l’Histoire et le légende. On retrouve ce tissage du mythique à l’ordinaire, de l’instance énonciatrice à des héros, à des princes, à des saints, sanctifiés aux yeux de Meddeb par leur amour, en général unique et intense.

Le tissage explicite de Tombeau d’Ibn Arabi avec Tarjuman el achwak, et au-delà avec La Divine Comédie constitue en fait une matrice de base, productrice de cet espace amplifié, redoublé où les échos se répondent et sont à l’origine de la trame intemporelle des amours courtoises et passionnées , à travers lesquels Meddeb veut tisser sa propre trace et mêler son histoire ou du moins son désir amoureux, qui dépassera bientôt ce » simple statut pour devenir un lien revendiqué « idéologiquement » pourrait-on dire, à travers l’amour, puissance transversale et transhistorique.

Or il se trouve que cette puissance transversale, qui traverse les temps et les espaces, va permettre au narrateur de mêler les références, qu’elles soient de nature culturelle, linguistique, ou de manière plus générale civilisationnelle ; ce mélange permettra notamment au narrateur de brouiller les langues utilisées, les unes par les autres, les unes derrière les autres.

Ce travail sur les références et sur les langues brouille l’accès simple à la lecture et la code suivant un balancement, une alternative, qui nécessite une double et même une triple attention poétique, liée d’abord à la langue, puis à la double ou triple psalmodie ou déclamation des verbes et des registres linguistiques et culturelles s’entrecroisant et se désignant mutuellement dans la joute du texte.

En effet, le texte est constitué d’une trame complexe et entrecroisée, à travers laquelle on dénombre des mondes, des nominations, des littératures et des mythologies très différentes : Latines, italiennes, arabes, égyptiennes, grecques, françaises, etc.

Cette activité de tissage est permise par la présence implicite d’une grande érudition, d’un savoir éclectique, qui renvoient à la mémoire, au voyage, et à l’activité particulière de la vision intérieure, sorte de puissance de scrutation et de réflexion déductive, qui permet de saisir les liens les plus ténus et les plus intérieurs entre les faits et qui s’opposent ainsi complètement au sens commun , ou à celui développé par la vulgarisation à outrance qui caractérise nos sociétés contemporaines.

Ces rapprochements risquent donc d’être ou de rester impénétrables pour le lecteur profane, mais deviennent accessibles au lecteur attentif ou motivé, à celui notamment qui a accepté de relire l’espace du roman ou de l’écriture de manière plus générale et de revoir ses attentes vis à vis de ce dernier.

Ces présupposés de travail du poète vont lui permettre d’emprunter des voies de réflexion et de construction de son espace poétique qui passent par des causalités non conformistes et inattendues, entre lesquelles on trouve celle, traditionnelle, du « sanad » (ﺪﻨﺴﻟﺍ).

Le « sanad » constitue une opération fondamentale, à travers laquelle le poète ou le littérateur, de manière plus générale, cherche à fonder l’origine de ses écrits, de ses productions, pour leur apporter une légitimité , notamment symbolique, mais également historique, poétique et surtout visionnaire.

La chaîne du « sanad », car c’est le sens du mot en arabe, comporte donc des maillons dont l’évidence n’est pas toujours assurée pour le public moyen( contrairement à celui, élu, qui reconnaît les termes du codage de l’écriture, par « dressage », par culture, ou par habitude d’une lecture active.). Cette dernière doit permettre de retrouver les liens secrets qui fondent les attaches inattendues qui apparaissent dans l’espace de l’écriture.

Dans le cas de Meddeb, nous avons dit qu’il existe une référence à la fois silencieuse et parlée, c’est à dire désignée et suggérée comme dans Talismano 96  : il s’agit de Dante Alighieri, auteur d’une somme particulière La Divine Comédie. Nous avons vu que cette référence se trouvait également chez Dib, dans Cours sur la rive sauvage.

Les voyages en Enfer des deux narrateurs des deux œuvres sus citées s’inspirent d’une toponymie particulière, mise en place par Dante dès 1290, qui était déjà connue au Moyen-Âge ; or, outre l’invocation singulière de cette géographie sacrée et chiffrée, l’acteur essentiel de La Divine Comédie est l’Amour, personnifié (même si la formule n’est pas suffisamment expressive et adaptée) par Béatrice.

Béatrice est aussi le guide spirituel de Dante Alighieri, narrateur et auteur de la Divine Comédie ; elle est l’émissaire de l’Esprit pour le mener de l’Enfer vers les dernières sphères du Paradis, pour qu’il soit témoin actif auprès des hommes.

Or, il se trouve, que dans le monde arabe, un exemple équivalent existe : celui d’Ibn Arabi, dont l’amour pour Nidham fut en quelque sorte comparable, puisqu’ il ne le séparât jamais de la contemplation divine, ni de sa mission spirituelle d’explicitations de certains textes musulmans et du Coran.

Dans les deux cas, l’Amour est, comme le souligne Dante « source de mouvement », donc également source de rattachement, de reconnaissance, au sens identitaire du terme.

Pour Meddeb, l’amour (imaginaire ?) est Aya, qui « inscrit son nom sur les cahiers des amantes qui dictent le chant en son actualité, elle ranime la médiévale Nidham, la jeune persane, aînée de Béatrice. » 97

Ici, le tracé « subtil », au sens étymologique du terme, de cet amour est revendiqué entre les amours célèbres. Les points communs entres elles sont le voyage, le mouvement lié à l’amour- passion, mais salvateur, et une certaine intellectualité.

On retrouve donc ici la résurgence d’un patrimoine érudit, et également une identification qui place Meddeb dans une position plus ou moins particulière, par rapport à l’œuvre et au livre. Les deux auteurs que nous avons cités se distinguent en effet par la puissance de leurs oeuvres, par leur aspect de somme récapitulative et totale, difficile et chiffrée, qui partagent les commentateurs à leur égard.

Le Sanad est une généalogie reconstituée, choisie, chiffrée parce que différée par les références qui s’agglomèrent les unes sur les autres, et barrent en quelque sorte l’accès fluide à l’identité ; cette dernière est toujours en élaboration, en reconstruction, en reformulation, en réinscription vive, donc.

L’identité et sa nomination fluctuante, flamboyante passe donc par le savoir, la connaissance au sens où il se décline, notamment dans la civilisation arabo-musulmane, ou dans la civilisation médiévale européenne : empilements généalogiques, mais qui ne sont pas directs, plutôt traversiers, basés sur des liens familiaux réels , mais aussi sur des liens de fidélité, de conviction, d’affinités de familles appartenant toutes à une lignée plus ou moins vérifiée, mais souvent rattachées comme l’on dit dans de nombreuses « tariqâtes » mystiques par une même figure admirée.

La nomination de soi passe donc par le décompte de toutes ces figures et des types de liens qui les rapprochent ou qui les en éloignent momentanément pour devenir une résurgence plus tardive. Etre est donc ici être savant de soi, se retrouver, se regarder pour retrouver cette longue généalogie plus ou moins établie, plus ou moins mythique que le moi traverse et habite dans une véritable stratégie de jouvence et de repossession de soi, active, passant par les fibres d’une trame identitaire lumineuse, aérienne parce que subtilement entrecroisée aux pouvoirs de l’imaginaire, de la littérature, mais aussi de la tradition locale.

Qu’on se souvienne par exemple des sanad donnés par les chanteurs de chaabi ou de malouf ou de haouzi à la fin de leur chant, qui est en général repris d’un texte et d’une nouba déjà connus, mais qu’ils s’approprient soit par une variante, soit par une signature plus ou moins chiffrée qui désigne une appartenance symbolique qui les agrège symboliquement à la corporation des chanteurs, mais au-delà également à celle des récepteurs/destinateurs de cette même identité originale/originelle.

Cette continuité traditionnelle que pose et à laquelle participe Meddeb même en se référant également à la modernité la plus contemporaine relève d’une démarche de « célébration des traces », mouvement et position propre là aussi, au monde arabe, dans son aspect le plus archaïque, le plus ancien (on peut dire ici anté-islamique). La célébration des traces en « Atlal » (ﻝﻼﻂﻷﺍ) est surtout représenté par le plus grand poète de l’Arabie pré-islamique : il s’agit d’Imrou El Qaïs. Elle consiste à chanter, le plus souvent de manière mélancolique et éplorée, la disparition du camp de l’aimée (chez les arabes nomades), derrière laquelle ne reste que quelques vestiges épars, traces éphémères sur le sable, qui témoignent d’un vécu intense, mais voué à la perte et à la disparition, à l’image même du sentiment qui semblait partagé. Déploration, mais aussi reconnaissance du caractère transitoire de toute présence humaine ; acte à la fois désespéré et éblouissant de la mémoire et du bonheur, soutenus par la déclamation poétique.

Talismano est déjà construit, plus ou moins explicitement sur ce modèle d’archaïsme : mise sens dessus dessous de la capitale Tunis pour que tout finisse dans un brasier, dont les cendres éparpillées seront notamment les hommes disséminés aux quatre coins des frontières jouxtant le Maghreb et notamment l’occident proche .

Phantasia, par ailleurs, apparaît comme une surimpression de traces diverses qui permettent notamment, au narrateur, d’accéder à diverses « espaces ou régions littéraires » dont l’Enfer de Dante n’est pas exclu, pas plus que n’est exclu la référence à Tarjuman El Achwaq de Ibn Arabi. La trame du récit est constituée d’itinéraires qui débutent dans des endroits reconnaissables et identifiables de Paris pour finir dans une transformation symbolique de ces lieux dans lesquels apparaissent bientôt des « traits » littéraires qui font référence à divers lieux de romans, d’épopée surtout ; la compilation des traces ne concerne pas la seule aire archaïque et arabique, mais elle concerne également un véritable état de la culture « moderne » ( ou de celle qui a contribué à la modernité.) Voyageur déambulant dans un monde entièrement posé sur le papier et surtout à travers des références littéraires, travaillant à suivre la trace, à s’en emparer, à l’exprimer au sens étymologique du terme, dans toutes les dimensions qu’elle peut susciter : nous retrouvons ici la version modernisée et adaptée de cette attitude de mémoire liée à la célébration et surtout à la construction/reconstruction de soi.

Notes
95.

Ces femmes empruntent leur existence à des sources à la fois légendaires et réelles.

96.

Voir Talismano, page 232 : « L’image de Dante ne s’invente pas. »

97.

Béatrice est la femme aimée de Dante. Son existence réelle est attestée.