Cette dernière opération a cependant un corollaire : elle donne une « épaisseur autre » à l’écrivain maghrébin dont le savoir, mais aussi « l’aire d’implantation » de son nom ne se limite plus alors aux critères géographiques, mais traverse les époques, les pays, les civilisations et même les géographies pour en faire une autre qui serait plutôt de nature symbolique. Cette épaisseur interpelle le lecteur, quelque soit son statut, maghrébin ou français ou « étranger », il ne pourra saisir cette démarche identitaire que s’il passe par une recherche qui peut devenir celle de lui-même ; détruire éventuellement tous les préjugés et décanter les ignorances concernant sa propre origine.
Le sanad est un acte d’écriture ou de nomination qui s’appuie sur le savoir et l’érudition : démarches de connaissance intellectuelle toutes deux se rapprochant notamment des us et des faits des siècles d’or arabo-musulmans pendant lesquels une marque d’excellence concerne celui capable d’utiliser sa mémoire, c’est à dire d’en faire une sorte de terroir vif d’une culture, dont il deviendrait un maillon actif. Dans ce cas-ci, Meddeb active sa mémoire, mais aussi son intelligence relativisante et synthétique de toutes les cultures qui ont fait le Maghreb et devient ainsi ce maillon particulièrement entreprenant et constructif de cette nouvelle identité, paradoxalement très ancienne, mais également capables de ressusciter des figures historiques ou mythiques et de les rassembler dans l’espace de la mémoire et de l’imaginaire, en même temps et dans l’espace de la modernité également.
L’érudition constitue donc une matrice productive d’illisibilité dans la mesure où elle déploie une démarche conservatrice et chiffrée de l’épellation du nom, tout en le déclinant( ce verbe doit être pris dans les sens contradictoires qu’il implique) ; tout comme elle rend le monde environnant non reconnaissable, ravagé en ses moindres recoins familiers car cette démarche leur prodigue des racines, puis des prolongements inattendus, une sorte de perspective déformée à laquelle le lecteur ne s’attend pas, et dont une des fonctions est de le déstabiliser dans ses attentes.
La compilation des traces constitue également une démarche de dissémination à travers laquelle sont dispersés les débris multiples du nom, identifiable à travers celui des amants/amantes, plus ou moins explicitement utilisé, dont nous avons vu précédemment le rôle fondateur dans la confection de la personnalité du « protagoniste », que nous pouvons donc ébaucher grâce à ces références dont le texte est tissé/troué.
L’amour est donc une puissance d’identification, d’ordonnancement et de reconstruction, même si les termes qu’il utilise pour se réaliser sont complexes et non reconnaissables. Cette complexité de l’amour est accentuée dans son aspect mystique.
Dans ce cas, même dans sa sensualité, sa trivialité physique, l’amour permet néanmoins un infini miroitement aux choses du quotidien et ce dernier se transforme, tout comme se transforme celui qui dit et qui nomme.
Ainsi les soixante et un tableaux qui constitue les poèmes de Tombeau d’Ibn Arabi correspondent tous à des « décollages » effectués à partir de la réalité, progressivement transfigurée par l’intrusion savante , mais aussi par les métaphores ignées, lumineuses et codées qui renvoient à un monde transformé et autre ; car Tombeau d’Ibn Arabi «fourmille » de références au langage ( à la terminologie) mystique qui déporte toutes les pièces, comme nous l’avons dit vers un horizon lumineux, flamboyant, où elles-mêmes lisent le monde et le livrent en l’orientant dans un sens différent.
Cette érudition se donne également à voir à travers la figure de l’énonciation savante. Celle-ci contribue à donner plusieurs origines à la nomination ; ces dernières vont néanmoins se rejoindrent et s’identifier, à celle, symbolique, qui oscille entre la terre productrice des lumineuses amours, l’Europe présente à travers l’Espagne d’Ibn Arabi ou l’Italie de Dante, qui ne correspondent pas du tout à ce que nous en connaissons aujourd’hui ; et l’Orient plus ou moins géographique.
Oscillation temporelle, également, sur laquelle s’appuie Meddeb, entre le XIIIème et le XV ème siècles et qui donnent une orientation moderne aux écrits qui se veulent, dans les deux cas des écrits totaux, menés aux extrêmes de leurs possibilités d’expression . Il y a bien un enjeu historique à ces choix, tout comme il existe un enjeu culturel, dont il s’agit pour Meddeb de montrer la force et la fonction unificatrice, mais pas au sens dogmatique du terme. Bien au contraire, au-delà des siècles et des civilisations, des types de quêtes, l’amour permet de retrouver une sorte de cheminement, toujours individuel et original, dont la vision reste le moteur et le moyen privilégié d’identification.
Cette même puissance permet un déploiement baroque qui constitue simultanément pour le poète un moyen de s’inscrire dans l’espace, dans le temps, dans la confrontation-dialogue avec les lieux qu’ils désignent : Europe, Péninsule arabique, Moyen Orient. Mais ce déploiement de formes à priori étrangères les unes aux autres (quel que soit le lecteur) contribue à former une opacité visible, un amoncellement brillant, dont la ligne directrice comme le point de vue de l’énonciation, ne semblent pas avoir d’origine ou d’enracinements clairs .
Dire est donc ici une activité qui trouve sa paternité dans une forme discrète (au sens mathématique), soumise au codage, celui des blasons, art du XVème siècle dont la part ésotérique est essentielle. Celui qui parle porte un masque car il ne donne pas l’origine précise de ses mots, tout comme il ne les rend pas accessibles, s’enfermant ainsi dans l’espace privilégié de la solitude productrice, dans l’espace de l’étrangeté des objets.
L’énonciation est complétée par le déploiement de l’imagination (la Phantasia) force intellectuelle qui contribue à la formation du nom dont elle décuple le pouvoir conquérant, presque euphorique dont il dispose. Elle permet également sa projection dans tous les espaces, à travers toutes les temporalités : elle constitue donc une modalité d’accumulation vertigineuse, et de codification, dont les clés ne peuvent être saisies de suite. Elle permet surtout d’abolir les frontières étriquées entre la réalité et le rêve, entre le désir, son inscription fantasmatique et la réalité sociale.
A la suite de l’énumération savante, nous retrouverons le rôle actif joué de façon simultanée, par la poésie et la mystique. Nous avons déjà souligné le rôle de cette association dans Talismano, mais nous retrouvons un autre aspect de cette problématique, plus fouillé, dans Tombeau d’Ibn Arabi. L’avant dernière page de ce recueil est intéressante à plus d’un titre : puisqu’elle visualise par l’écriture, un peu à la manière d’un calligramme, un triangle inversé, au centre duquel, la graphie particulière désignant un livre du maître mystique Ibn Arabi attire l’attention .
Il s’agit de Tarjuman Al Achwaq. Il apparaît comme un élément essentiel, interne et central, à partir duquel irradie le reste du texte, dans un mouvement de crescendo ou de decrescendo suivant le sens dans lequel on voudra bien le prendre. Autres éléments qui frappent la visualisation du texte par le lecteur : ce sont les chiffres, qu’ils soient romains ou arabes, ils marquent les contrastes ou les convergences d’ordre numériques entre les événements ou éventuellement les publications.
En effet, en tenant compte de la référence numérologique, appartenant indirectement à la mystique, on peut rapprocher 1984 et 598 : on retrouve le 9 et le 8, le 5 étant la somme du 4 et du 1. Aya peut être une femme réelle ou imaginaire ou une héroïne, créée de toutes pièces pour venir prendre sa place dans la liste légendaire des amantes célèbres, dont deux sont nommées dans ce texte : Nidam et Béatrice ; on ajoutera que le recueil comporte de nombreuses références à d’autres amantes illustres comme Judith, Hind, Héra ou Balqis.
Quelque soit le statut de cette femme, son importance réside dans le prétexte au sens étymologique du terme également, qu’elle fournit à Meddeb : créer dans une perspective de continuité, continuité é qui n’exclut pas la prise en compte des deux rives de la méditerranée comme cela apparaît dans le calligramme final : « l’interprète des ardents désirs, divan dont certains motifs voyagent d’une rive à l’autre, traversant les siècles et les langues, comme pour agréer la célébration de l’amour. »