Identités et ubiquité

La continuité dont il s’agit ici n’est pas linguistique, ni vraiment historique, ni thématique. Elle réside dans une position particulière : celle des deux rives, point de vue énonciatif non seulement double mais plus encore, concerné par une forme d’ubiquité, mouvement et voyage dans diverses cultures, qui donnent naissance à une prise de parole multiple, instable et distanciée . On peut aller plus loin et avancer que la continuité dont il s’agit s’appuie sur la double reconnaissance de l’hétérogénéité et de la force de l’amour, dans son aspect mystique. Cette reconnaissance mystique de l’amour confirme son caractère intérieur qui s’oppose à la simple logique du sexe, notamment tel qu’il est perçu de nos jours dans le monde contemporain, tout comme elle s’oppose à une vision simpliste de ce même sentiment qui n’inclurait que l’identique.

Dans la perception de Meddeb, l’amour est une puissance transversale, mais également translinguistique : elle traverse les langues, y puise ou y crée les mots pour nommer des réalités convergentes ou divergentes, qui ne sont pas les mêmes, même lorsqu’elles sont nommées ou désignées de la même façon : sous l’apparente unité, la diversité existe toujours.

Ici, les références, mais également les lectures de ces références proposées par Meddeb constituent une imagerie très particulière et inédite. Elles sont recueillies dans des pièces poétiques « tassées », denses, confortées dans cette concentration par un usage de la ponctuation qui renvoie à une scansion , elle-même soutenue par une fluidité rapide ininterrompue, qui provoque un amoncellement de vues, de figures, de situations qui sont un instant mêlées dans tourbillon spatio-temporelles . Le rythme est donc rapide et cadencé.

Si certaines pièces peuvent apparaître comme relativement classiques, d’autres accusent une étrangeté radicale. Nous donnerons l’exemple du poème 5 dans lequel la femme mystérieuse dont il est question se transforme successivement en amoureuse attendue par l’aimé, puis en icône, puis elle semble mourir pour se retrouver près de l’Enfer puis au Paradis : « là où veillent ceux qui ont goûté l’extase, auprès de femmes qui exhalent l’ambre et le musc et qui sont réservées. ». 98

La référence coranique est liée à la référence dantesque. On note également des renvois à l’alchimie, comme dans la pièce 10 avec la présence de couleurs issues de transformation comme le rouge, le carmin, le noir et le blanc. Ces couleurs primaires donnent une image simple et contrastant avec l’exubérance de la nature après la pluie. Le poème 12 semble renvoyer à un point de vue différent sur la mort, celui de ceux qui restent en cette vie et célèbrent le mort. On y trouve une citation essentielle qui éclaire le statut de l’énonciation dans le recueil :

‘« Je m’étais vu errant dans les pays, balbutiant tous les idiomes, touchant toutes les écritures, entrant et sortant, au hasard des rencontres, d’une scène à l’autre, admirantles traces des peuples […] mouvant, changeant, dans le miroir des métamorphoses, au sort de la passion qui meut le monde. » 99

Le poème 23 surpasse en étrangeté tous les autres. Le « je » énonciateur, se réclamant de la vision, a un aperçu de son cœur dans un bocal, ce qui suppose qu’il est mort ou dans un état difficilement situable rationnellement. Situation des Limbes, s’il en est, puisque le « je » parle entre deux mondes. On se rappellera que le cœur est, du point de vue traditionnel, le siège des passions ; puis il est question d’une maladie ayant frappé ce cœur : on pense donc à un cœur malade de sa passion. La pièce garde son secret et se referme sur les mystères dont elle regorge. Le lecteur est convié, à la manière de celui qui suit un conte subtil, à relever une parabole intraduisible et indécidable en dernière instance.

La poésie, domaine privilégié de l’expérimentation de situations étranges, limites ou inouïes, apparaît donc bien sûr comme un espace de codage des discours pour mieux mettre en avant leur aspect insaisissable.

Cependant on aura noté que la démarche privilégiée du conteur poète est celle de provoquer le désarroi, la perte des repères et peut être la recherche des codes sous-jacents à travers lesquels la poésie se confectionne. Les pièces poétiques fonctionnent en fait comme des lieux de convergence où viennent se tasser les strates de références mais aussi tourbillonner, c’est à dire se tenir en suspension et activer ainsi le mystère qui préside à leur confection : amour, mort, passion sont les trois éléments qui paraissent essentiels pour les activer dans ce sens.

Dans ce cas, comme pour celui vu auparavant, la situation d’écriture implique un enjeu définitif et total qui a maille à partie avec les ressorts les plus intérieurs et les plus fondamentaux de la vie humaine : la nomination de soi et la quête des figures littéraires et linguistiques qui lui correspondent le plus fidèlement est une recherche non conformiste qui déplace et dérange les schémas établis et les a priori.

Elle active notamment toutes les données biographiques et fantasmatiques, dont une partie d’ailleurs échappent aux lecteurs de par leur subtilité et leur profondeur, et s’inscrivent donc en tant que telles et dans ce sens. Le texte est troué, le dit et s’en réclame. Il jubile d’être cette complexité intraduisible, mais néanmoins ludique et donc partageable, ou à défaut, simplement délicieuse à exhiber en tant que telle, joyau serti par les méandres du désir et du savoir, simplement et superbement scintillant, comme un blason.

Notes
98.

Voir Coran, Sourate Errahman, n° 55. D’autres Sourates contiennent des références à la perfection de ces femmes.

99.

In Tombeau d’Ibn Arabi, p.24.