Relectures originales

Or le lutteur transforme en quelque sorte le marxisme, la psychanalyse, en modifiant leur « mode d’apparition », en lui prêtant un autre cadre : comme nous l’avons dit précédemment, la contradiction comme moteur historique et le refoulement ou le fantasme comme clés du non-dit deviennent dans cette « extrapolation » au sens étymologique du terme, partie intégrante de forces cosmiques qui agissent dans le monde sous les formes préférentielles de la complémentarité et de l’alternance et sous l’obédience du « non-agir » ou de l’immobilité agissante.

Parodie donc qui semble faire éclater toutes ces notions ou ces concepts dans certains cas, mais qui dans un mouvement en quelque sorte ironique contre elle-même, leur donne une épaisseur nouvelle derrière laquelle se profilent à nouveau les questions posées par Avicenne et Averroès : en dehors des questions métaphysiques, existent-ils d’autres questions ou de vraies questions ?

Et au-delà encore, ne voit-on pas apparaître le souci commun aux trois auteurs de conjuguer la mort à la vie, car la vie dans son acception étroite est incomplète si elle expulse de ses paradigmes la mort, ou si la philosophie n’en fait qu’une question périphérique.

Cette reconnaissance constitue à elle seule une démarche et un fait, subversifs puisqu’ils inaugurent un autre espace, de distorsion notamment, dans lequel tous les éléments théoriques précédemment évoqués prennent un sens différent , mais jamais définitif.

Ils tournoient sur eux-mêmes et restent sans cesse suspendus, permettant ainsi l’ouverture de plusieurs aires de réflexion et d’approches.

On retrouve donc ici le même souci toujours dédoublé de rendre inaccessibles les éléments banalisés des philosophies alors les plus en vue , en modifiant leurs contenus par la présentation qui en est faite, tout en les faisant « descendre dans la rue », en les rapprochant des parlers populaires. La parodie est également située à ce niveau : s’emparer des idées courantes et les plus largement répandues pour leur retirer leur efficacité de repères et les vider de leur substance en tant que tels.

Dans ce cadre, le poète est celui qui invertit les catégories, détruit les hiérarchies et propose un statut nouveau à la poésie et à l’activité littéraire de manière plus générale : être double, renvoyer « dos à dos » les approches binaires et opposées en soulignant les excès et les contradictions que chacune d’entre elles comprend.

L’envers est le domaine privilégié où sa parole s’implante en prenant un point de vue sans cesse distancié, elle ne veut appartenir à aucun des domaines qu’elle désigne, car elle est la substance même de l’oralité qu’elle désigne sans cesse : fuyante, vive, sans cesse en interrogation sur elle-même, se fustigeant et fustigeant les autres et retrouvant, en dernière instance le rire définitif, celui sur lequel on ne peut poser de désignation. La voix comme modalité autre de la parole est donc, pour Khatibi, un moyen d’outrepasser le livre et les catégories qui s’y rattachent.

L’écriture est donc pour Khatibi, une opération à travers laquelle l’écrivain, et sa prise de parole, veulent d’abord être confronté à la complexité des rapports à établir avec la complexité de l’environnement notamment culturel. Cette dernière comprend donc la voix qui se saisit de la parole, se construit dans cet acte, tout en déployant une stratégie d’approche de toutes ces variables.

La mise en texte relève donc ici du défi, de l’outrance même dans le sens où ce texte se présente comme un parcours extrême, qui passe notamment par les méandres de sa composition et par la mise en place de son épellation du nom propre. La reconstitution de ce dernier, puis l’inventaire inversé de sa précédente mise en place ne peut s’opérer que grâce à plusieurs « sauts qualitatifs », différentes opérations textuelles et culturelles qui relèvent de registres différents. Mais surtout, dans le cas de Khatibi, cette épellation ne peut jamais exclure le rapport à la connaissance, à l’opération du savoir ou de la mise en perspective de ce savoir.

Ce dernier présente lui-même plusieurs facettes auxquelles s’intéresse l’écrivain : savoirs modernes issus principalement de leur développement dans la civilisation occidentale ; savoirs historiques issus de la civilisation arabo-musulmane et surtout savoirs traditionnels issus des pratiques populaires qui ont notamment institué un rapport aux seconds, ont travaillé dessus et les ont récupéré pour les intégrer dans une pratique sociale.

Ce rapport, induisant lui-même la relation de transformation de ces cultures les unes par les autres, intéresse au plus haut point l’écrivain dans la mesure où lui-même se considère comme confronté à ce problème.

Dans La blessure du nom propre, il insiste justement sur les passages « qualitatifs » et les transformations dont nous venons de parler, tout en donnant une place essentielle à l’ironie qui caractérise ces mêmes pratiques, ou plus exactement à la pratique ironique et à la subversion, l’évidement du sens qui font finalement de ces emprunts, des rituels dont le côté esthétique et exutoire d’une certaine représentation sont à mettre en évidence.

Khatibi entreprend de le faire dans La blessure du nom propre : livre original, dans lequel il montre cette action essentielle de décantation et de détournement constituée par la « récupération des savoirs historiques », notamment ceux qui ont pris forme avec et autour du Coran : récupérations, bricolages culturels qui rendent compte d’un rapport dynamique par rapport à la culture de base.

Nous avons parlé précédemment du comique ou plus exactement de la dimension parodique de l’écriture de Khatibi ; on peut même parler d’énonciation parodique ; cette dernière provoque une déstabilisation du discours, suivie par une déstabilisation du lecteur lui-même, qui ne sait plus à quel degré il doit décoder ce qu’il lit et ce qui est dit. Cette énonciation installe don la parole sur plusieurs niveaux :

L’affirmation, l’affirmation ironique entraînée notamment par le recul que possède l’énonciateur ou l’émetteur lui-même, et enfin l’énonciation sciemment contradictoire à effet comique et voulue comme telle.

La valeur énonciative de la parodie est donc celle d’installer le flottement, une suffisance également, qui est celle du bouffon et du roi simultanément : une autre manière d’affirmer que le rire est l’autre versant indispensable du sérieux (puisqu’il prodigue une connaissance), et que tout travail de réflexion, quelle que soit son ampleur, entraîne forcément son versant d’ombre et de recul, à même de provoquer le rire. Ce dernier permettrait notamment de se prémunir contre une tendance certaine à la prétention à un savoir définitif, à une connaissance efficace au point de finir par remplacer toute réflexion et toute interrogation.

La faconde et le brio dont fait preuve Khatibi inclut néanmoins le déploiement d’une écriture « à trous », qui suspend volontiers le texte, par la parodie et le rire comme nous venons de le voir, mais également par une « stratégie de retrait », comme nous l’appellerons. Cette stratégie suppose, elle aussi, le regard et le verbe moqueur, embusqué derrière le déploiement du texte ; stratégie qui équivalent en quelque sorte à la farce, dans sa signification littéraire et anthropologique. Historiquement ce genre éminemment théâtral se base sur une intrigue rudimentaire aux rebondissement quelque peu primaires, et attendus plus ou moins par le public, mais qui provoquent néanmoins son plaisir et son rire, voire sa participation quelque peu grivoise.