Si on tente une comparaison de nos trois auteurs entre eux, on s'apercevra rapidement que celui qui reste le plus prodigue est Abdelwahab Meddeb. Ses dernières interventions impliquent, en fait, certains des prolongements philosophiques, culturels et idéologiques de son œuvre, qu’il développe donc indirectement en acceptant d’intervenir dans des radios officiels ou autres rassemblements qui impliquent le plus souvent une prise de parole publique sur des sujets qui recoupent largement l’actualité, notamment celle en rapport avec les enjeux du terrorisme et de l’intégrisme islamiste.
Mais l’œuvre en elle-même reste l’objet d’un silence, d’un halo de distance respectueusement soumise à cette mise de côté objective même si elle n’est jamais présentée comme telle, malgré l’importance qu’elle représente notamment par l’actualisation moderne des savoirs et des héritages historiques et culturels qu’elle prend en charge effectivement en les ajustant de manière originale et esthétique. Cette dernière dimension comporte notamment la prise en compte d’un dialogue avec la modernité et les grands noms, les grandes institutions européennes et universelles qui ont permis son émergence en tant que telle , mais également des interrogations et des mises en dialogue qui impliquent des interrogations essentielles chez le récepteur.
Cette mise à distance de la critique est déjà une preuve de la complexité de l’œuvre et de son caractère élitiste. Mais ce dernier n’est en aucune façon une revendication à caractère politique ou culturelle, mais l’affirmation de la nécessité de la reconnaissance de la complexité, qu’elle que soit sa nature et de la nécessité d’accepter l’absence de complaisance comme une fidélité à l’Histoire.
Néanmoins, Meddeb ne semble pas commenter cette situation de rareté : le problème du public ne semble pas se poser pour lui, dans la mesure où, d’autre part, son œuvre lui a ouvert l’accès à la parole, qu’il essaie de rendre accessible par ailleurs, et par des moyens plus immédiats comme les émissions radiophoniques qu’il a eu l’occasion de prendre en charge. 104
Son œuvre, plus particulièrement celle qui a suivi Talismano et Phantasia, c’est à dire le travail de traduction tel qu’il apparaît dans Les dits de Bistami, lui a permis d’être en contact avec les voix orientalistes qui existent actuellement dans le monde occidental, ou les médiévistes qui travaillent principalement sur les rapports qui ont caractérisé le monde occidental médiéval et le monde arabo-andalou, à partir du dixième siècle.
Le savoir dont il fait preuve, l’érudition qui caractérise son écriture sont donc les éléments essentiels qui ont prévalu dans son contact avec un public essentiellement intellectuel et spécialisé, surtout que ses acquis personnels concernent également des références en rapport avec l’histoire de l’art et des mouvements picturaux dans leur ensemble. La rencontre entre l’écrivain et « les publics » s’est donc faite sur la base de cette disposition que présente l’écrivain de posséder « les clés d’accès » à un certaine culture qui reste l’apanage d’une minorité.
L’acquisition de cette culture ne s’est pas faite par les créneaux reconnus en Occident et ne se donnent pas à saisir et à lire par les voies officiellement reconnues comme telles, néanmoins elle s’est imposée et est devenue une référence, tandis que l’aspect proprement littéraire de cette œuvre reste marginalisé et presque accidentel, sauf pour la critique universitaire.
La reconnaissance du travail sur/ de la langue reste encore un aspect secondaire, voire ignoré du fait littéraire, dont la portée formelle et les conséquences de nature culturelle , notamment, sont largement méconnues, voire expulsées du champ des préoccupations critiques à cause principalement du problème du sens. Les œuvres sont toujours lues en fonction du « sens sémantique », faudrait-il rajouter, qu’elles produisent et que le critique moyen arrive à extraire d’elles ; également en rapport avec les contextes où elles apparaissent, ainsi que les évènements qui caractérisent ces contextes, particulièrement quand ils sont politiques.
L’aspect qualitatif des écritures est ainsi édulcoré, voire gommé ; le dialogue est sans cesse déporté et confisqué ; cet aspect est d’autant plus frappant dans l’écriture de Meddeb, caractérisée par le rapprochement et le brassage des références occidentales et orientales, dont le but implicite et explicite est la mise en évidence des éléments constitutifs des réseaux de l’altérité de la parole romanesque ou poétique, à travers , néanmoins, les jalons d’une certaine officialisation érudite de la culture historique .
Les fonctions de la voix productrice du texte et de ses prolongements sont ignorées, sauf lorsqu’il s’agit d’encenser une originalité dont on ne mesure pas toujours les enjeux réels et déstabilisateurs. Les énonciations du type de celles pratiquées par Meddeb (ou par Dib ou encore Khatibi) portent essentiellement sur les critères de perception de la réalité et de constitution de cette dernière, dans l’appréhension quotidienne que l’on peut en avoir ; elles portent également sur la hiérarchisation des priorités en matière de vision et d’appréhension du monde et induisent ainsi une notion déjà vue en introduction de notre travail, à savoir celle de l’étrangeté, dont le sens est ici exploité autrement.
L’étrangeté ne concerne pas ici la nationalité, ni même la langue d’expression, elle met en œuvre cette disposition au changement et à la transformation du monde, qui est celle que postule toute littérature en fait. Derrière le dialogue des cultures et l’affirmation d’une différence qui se voudrait culturelle, se joue en fait l’affirmation d’une voix qui se veut unique dans son affrontement et son embrassement avec le monde environnant. Elle veut que l’on arrive à la percevoir et à la reconnaître comme telle :
‘« On ne devrait se lancer dans l’aventure très risquée de l’écriture qu’avec la ferme conviction, sinon la claire conscience, de porter en soi certaines choses qu’on est seul à savoir et à pouvoir transmettre aux autres. Si minimes que ces choses puissent être ; en obéissant à l’unique impératif de leur donner sens et forme. A défaut, il ne vous reste que vains tours de foire à tenter. » Simorgh, 105 ’L’œuvre de Meddeb, et l’écriture qui la fonde et la fait, ne relève d’aucun des terrains dont elle adopte au moins en partie les matériaux et les références, mais dont elle n’assume jamais les retombées historiques, notamment en termes de « langues de bois » instituées.
En fait, elle essaie, par un exercice d’éveil et d’interrogation permanent, de maintenir vivantes les implications dynamiques, et toujours renouvelées, des prolongements de ces matériaux, qu’ils soient de nature occidentale ou orientale
Elle veut et désire profondément assumer le flottement, la « zone de non-lieu créative »qui se constitue à travers l’affrontement de l’écriture au quotidien, à l’homme dans sa dimension physique et charnelle d’abord, puis dans sa dimension désirante et réflexive. Elle intervient également dans son appréhension de ce monde-ci et l’écho que ce dernier réveille à propos d’un autre monde, surtout lorsque l’arrière-plan culturel met en jeu « la rumeur du Livre », dont le propos principal reste celui de l’autre monde, signifié de manière esthétique, mais aussi eschatologique.
Ainsi la rareté est, dans le cas de Meddeb, ce phénomène de rétention qui se produit malgré lui et qui accompagne ses interventions : une part reste ignorée et tue, projetée dans un « avant », un « préalable » que peu de récepteurs peuvent se représenter ou envisager . Ce phénomène de distance et de « parole » toujours à côté ou « au-delà », qui embrasse mais dépasse les discours plus ou moins établis, contribuent à rendre plus difficile l’accès ou la lecture des œuvres.
L’efficacité pragmatique n’existe donc pas en ce qui concerne le récepteur, puisque ce dernier ne peut pratiquer une lecture définitive ou directement effective ou même efficace. Il n’y a pas de lecture facile, « standard » de ce type d’œuvre ; seul, le tâtonnement permet d’abord d’effleurer la composition active de la matière flottante, « en suspension » de l’œuvre, qui demande à être revisitée, à être relue, pratiquée encore et encore pour devenir véritablement « active », c’est à dire pour que sa matière puisse dégager les directions, les réseaux , les orientations au centre desquelles elle rayonne, imprime une impulsion, suggère des liens et des promiscuités tout en les relayant de silences et d’interrogations :
‘« Je me situe entre les langues, entre les cultures, entre les continents, entre les genres enfin. Je voudrais retrouver le livre total qu’a rencontré la polygraphie médiévale, celle d’Ibn Arabi ou de Dante. » 106 ’Répondant en cela aux devises alchimiques, l’œuvre et la parole qui y est déposée, nécessitent une lecture « vivifiante », une lecture d’implication et une lecture de savoir, un effort donc car elle se mérite, se désire et se veut, comme pour mieux illustrer la force du désir et de l’intention telle qu’elle est présente en Islam, mais aussi dans certaines écoles poétiques comme celle du surréalisme, par exemple.
Il n’est pas indifférent que la signification même de l’acte de lecture soit enfin replacée dans la perspective culturelle, qui l’accompagne : lire, et en particulier dans la vision arabo-musulmane, mais aussi dans la perspective occidentale est un acte d’excellence, un acte majeur qui implique toute l’énergie vitale et intellectuelle de l’individu, acte qui va de l’extérieur vers l’intérieur, du macrocosme vers le microcosme, du hasard vers la nécessité, par accumulation, approfondissement, enrichissement et clairvoyance.
Notamment dans les carnets de voyage quotidiens commentés sur France culture durant l’été 2003.
In Simorgh, page 86
In Abdelwahab Meddeb, Office du Livre en Poitou-Charentes, Ville de Poitiers, 1993, page 25.