La lecture d’excellence

Qu’on se souvienne ici du statut prestigieux de la lecture depuis le moyen-âge, réservée à une élite intellectuelle, qui fait, en lisant, acte de savoir et acte de conscience puisqu’ elle anime les textes en y déposant les connaissances suffisantes pour leur rendre leur pouvoir de signifier et de transmettre. Elle y insuffle la vie.

Elle y décèle également les codages et les appartenances nécessaires pour y faire « fonctionner » les polysémies et les transmissions réservées et secrètes, qui restent assumées comme un patrimoine exclusif, qu’il s’agit également de défendre contre les amalgames et les récupérations de tout bord.

Déjà se faisait jour la nécessité, toujours actuelle, et même plus que jamais, de préserver la nuance et l’indépendance de la langue et de la création langagière, de respecter la précision mise par le créateur dans les mots et les expressions qu’il choisit et qu’il met en place, de repérer et de scruter en toute humilité le cheminement de la pensée et de la réflexion, avant d’opérer toute projection personnelle ou contextuelle.

Cette nécessité demeure l’un des soucis littéraires de Meddeb, qui contribue ainsi à réinstituer des traditions savantes mais nécessaires, dont la visée plus ou moins implicite est celle d’arracher le Maghreb à une certaine vision critique misérabiliste qui a longtemps prévalu : si cette terre a été celle des guerres, de conquête et de colonisation, elle fut aussi une terre de savants et de lumineuses intelligences, qui ont contribué au rayonnement des civilisations.

Il faut donc chercher ailleurs la mémoire et l’écriture utilisées par Meddeb, dans la rareté, qui devient ici le courage d’affirmer la nécessité d’un certain élitisme, qui , de toutes les façons, est pratiqué hypocritement, de diverses manières, par les tenants du savoir et notamment celui des critiques. Parallèlement à cela, un contre-élitisme déformant a été longtemps adopté, qui consiste à se taire sur les œuvres, à décrier leur caractère complexe et imprenable, ou à simplifier à outrance les autres lectures du monde qu’elles proposent, notamment en utilisant de manière schématique et limitée les perspectives historiques et politiques.

Le savoir, l’intelligence, la complexité et la richesse de la personnalité des écrivants/écrivains jouent donc un rôle essentiel en montrant leur envergure universelle, leur engagement à un niveau civilisationnel, dans une perspective de dialogue et d’enrichissement mutuel.

Car ce qu’osent les trois écrivains retenus, est l’audace de dialoguer d’égal à égal avec tous ceux qui abordent leurs œuvres et quelles que soient leur situation ou leur position, leur langue et leur moyen d’expression.

La même affirmation de soi et de son universalité domine l’œuvre de Mohammed Dib.

La rareté dont il s’agit n’a cependant pas la même configuration chez ce dernier auteur. Il la pratique réellement en prenant rarement la parole, ou en ayant très peu d’occasion de le faire, ce qui revient symboliquement au même. Ce qu’il a à dire passe en général par l’intransitivité du texte, telle qu’elle est conférée à celui-ci par l’espace et la pratique littéraires de nos jours.

La rareté correspond également au peu d’interventions prises en charge par l’écrivain dans les différents débats publics qui dominent les époques que sa production traverse, dont elle s’émeut, mais qu’elle interroge et dont elle s’inspire de manière tout à fait indirecte et originale : la production de l’œuvre ne se plie jamais à la reprise de critères extérieurs à elle et élaborés par les consensus sociaux.

Elle ne les reprend et ne les introduit dans l’opération de l’écriture que dans le cadre d’une logique intérieure, imprimée par un processus de visions, de flash-back, de déflagrations, d’échappées fulgurantes comme si dans l’opération de l’écriture, la réalité devenait un rêve et ne pouvait être investie qu’à ce titre : dans un lointain rapport de similitude et de métaphorisation qui inclut notamment la complexité des relations entretenues entre les deux.