Silence et solitude : conditions de l’écriture

Mohammed Dib s’est également exprimé sur le silence, sa force, sa prégnance et sa fonction : « Si ton chant n’est pas plus beau que le silence, tais-toi. » Il reprend ce proverbe arabe à la page 75 de Simorgh, pour mieux souligner l’importance de la puissance, du caractère paradoxalement percutant de la parole « silencieuse » qui doit en quelque sorte posséder un pouvoir médusant, elle doit frapper, violenter, pétrifier ; car elle inclut alors l’être dans une sorte de durée arrêtée, immobile ou du moins ralentie, à travers laquelle il se voit, happé par l’étrangeté générée par la nomination ou le désir profond de nomination du monde.

On ajoutera que dans l’un des derniers écrits plus ou moins « officiel » produit par Dib, il semble se réclamer d’un véritable exil, d’une solitude inentamée et revendiquée comme telle : il y souligne la part importante de l’incompréhension et de l’inattention qui seraient à l’origine de sa position ou de sa perception par le lecteur moyen, qu’il soit français ou algérien. Cet article est d’ailleurs commenté, avec une puissante attention, par Roger Fayolle, qui en souligne les points forts, servant de base à notre réflexion. L’exil tel qu’il y est relaté, en quelque sorte, par Dib, relève de la double exclusion telle qu’elle est vécu par lui et résultante d’une situation objective, à laquelle est venue s’ajouter, au fur et à mesure du temps, une situation également vécue de l’intérieur, qui a permis nous semble-t-il, pour Dib de parfaire ou d’accéder à une véritable situation ou nomination plus ou moins explicite de l’écriture de la difficulté. 107

N’écrivant pas dans sa langue d’origine, qui est, comme il le précise plusieurs fois au cours de sa carrière, l’arabe dialectal, et pratiquant un français que les français, dans leur grande majorité, regarde d’un œil curieux et non convaincu, il affirme et pose ainsi indirectement l’existence d’une sorte d’idiome solitaire et codé dont il reste encore à scruter les règles d’élaboration et de déclamation (car cet aspect existe également, vu l’importance de l’oralité dans la poésie et dans les autres productions de ce même auteur).

Il souligne également le caractère vain de sa pratique et même de son existence en tant qu’écrivain, de toutes les façons, non reconnu, ignoré et surtout pensons-nous non compris, insuffisamment déchiffré car insuffisamment scruté et interrogé à travers les données culturelles (et leur complexité) qui s’organisent et aménagent également son œuvre dans sa totalité, en une architecture évolutive, mais également solidaire et multiple. Il le dit, de manière posthume, dans Simorgh :

‘« De la critique. Qu’il est difficile d’être écrivain et de connaître la langue française avant une dizaine de travaux herculéens. »Balzac (Petites misères de la vie conjugale) Et c’est plus vrai encore aujourd’hui d’une critique impuissante à se hausser à un niveau de langue autre que journalistique pour aborder celle que des années de travaux herculéens ont forgée. Il s’est mis à régner sur elle de drôles de gens : incapables de lire, de ce qui s’appelle lire, les œuvres dont ils traitent, ou alors juste en diagonale, ou en se contentant de reproduire le résumé de trois lignes, placé de manière judicieuse en quatrième de couverture, des folliculaires qui cultivent en fait davantage le ricanement, pris pour de l’humour dans un microcosme où le clin d’œil est plus le signe de ralliement, que la connaissance ; des petites mains qui, plus l’œuvre est mal foutue, insane maisparlant de connivence à leur vaine coterie, plus elle est portée aux nues, donnée pour l’événement du siècle. » 108

Cet idiome d’exception et de silence est représenté ou mis en exergue par le dernier titre de Dib, à savoir Simorgh, ouvrage posthume en quelque sorte, qui n’en redoublera que plus de signes et de foisonnements nouveaux, comme il livre des aspects inattendus et méconnus de l’écrivain.

Simorgh, terme doublement, et même pourrait-on dire, étranger et résolument de plus, pour de multiples lecteurs européens mais aussi maghrébins, constitue en fait une référence à la mystique persane dans laquelle cet oiseau fabuleux joue un rôle fondamental depuis l’antiquité. Le Simorgh est en fait la représentation symbolique de celui qui est à la recherche de soi, l’aspirant, le désirant et qui aspire en cela à une reconversion de ce qu’il est socialement, en ce qu’il doit devenir sur les plans mystique et spirituel ; il est donc en devenir, en puissance et pour cela éminemment actif sur le plan symbolique.

On notera que la légende du Simorgh est également exposée sur le ton de la dérision et du sourire pour affirmer en dernière instance l’importance de l’altérité que l’on porte en soi et le caractère toujours inattendu de celle-ci lorsqu’elle se révèle à nous. 109

Ainsi et toujours de manière détournée, le créateur narrateur conteur se projette encore et toujours dans une lecture espérée et autre de lui-même en livrant en quelque sorte son œuvre à l’avenir et aux lots différentiels de lecteurs qu’il pourra apporter. Il désigne ainsi indirectement que son œuvre reste ouverte vers le futur et vers des lectures qu’il espère libérées de tous les préjugés qui minent le terrain algéro-français, mais également qu’elle reste insuffisamment lue, et dans des perspectives limitatives, surtout si elles continuent à s’en tenir à des impératifs qui restent trop entachées d’une perspective historique devenue ravageuse car répétitive.

Il souligne encore une fois, toujours dans la vision codée qui reste la sienne, la souveraineté solitaire de cet idiome recherché et inconnu 110 , que l’écrivain a lui-même rêvé de pratiquer dans sa poésie, un idiome sans cesse résurgent et sans cesse en butte avec le ou les sens, avec les langues, capable de tous les condenser et les dépasser en se posant ailleurs et autrement. Il s’agit de l’idiome inaccessible de la certitude tremblante du mêlement intime de la vie et de la mort, que vient confirmer ce choix d’exclusion de soi-même et de réappropriation d’une liberté qui passe par ce vocable complètement vide et étrange, inouï en ce faire, qui désigne à nouveau les pouvoirs de la parole, tout comme il désigne l’impossible pragmatique du lecteur décodeur, toujours recherché.

Vocable de désir et de nostalgie intenses, qui se veut également « pied de nez effronté » à tous les discours raisonnables et utilitaires, en réaffirmant l’importance des reconversions symboliques et de leur efficience réelle dans l’œuvre de Mohammed DIB.

‘« La vie humaine ne peut en aucun cas être limitée aux systèmes fermés qui lui sont assignés dans les conceptions raisonnables. L’immense travail d’écoulement, d’abandon et d’orage qui la constitue pourrait être exprimé en disant qu’elle ne commence qu’avec le déficit de ces système : du moins ce qu’elle admet d’ordre et de réserve n’a-t-il de sens qu’à partir du moment où les forces adonnées et libérées se libèrent et se perdent pour des fins qui ne peuvent être assujetties à rien dont il est possible de rendre des comptes. C’est seulement par une telle insubordination, même misérable, que l’espèce humaine cesse d’être isolée dans la splendeur sans conditions des choses matérielles. » 111

On y perçoit également le rire malicieux de l’écrivain qui effectue une dernière prouesse illisible, puisqu’on découvre dans ces pages ses différentes capacités créatives, notamment celles qui concernent son usage des contrepèteries comme autant de clins d’œil d’auto-dérision vers son art et qui n’en souligne que plus la conscience aiguë qu’il possède de sa fragilité et de son ambiguïté. Nous rappelons ici le sens donné par le Robert à l’adjectif ambigu, terme longtemps décrié dans une certaine tradition universitaire, s’il en fut, car il reprenait en partie l’idée d’être double, d’absence de position définitive et tranchée : « qui présente deux ou plusieurs sens possibles, dont l’interprétation est incertaine.»

Dans le cas de Dib, celui-ci ne pose pas d’abord son savoir ou son approche de la réalité comme définitive et efficiente : il s’interroge et interroge ; cette position a longtemps été ignorée ou refusée en tant que telle car on l’a longtemps confondue avec un manque d’engagement.

L’œuvre de Dib dans sa totalité « interloque » le lecteur, au sens étymologique de ce même terme qui implique notamment la mise en situation de réponse, même si on ne possède pas nécessairement les moyens de le faire : on dispose néanmoins et momentanément de la faculté de recevoir et de percevoir une interrogation dans la dimension perturbante qu’elle implique, d’où le trouble, l’arrêt, la suspension. Le lecteur s’envisage ainsi comme le siège possible des questions dans le sens du départ et de l’arrivée d’ailleurs. Il se pressent également comme étant la question même de la lecture possédant au moins potentiellement un certain nombre de clés ; mais laissant en échapper d’autres, il se perçoit actif même dans son refus, dans sa fuite et dans son recours aux habitudes.

Le seul exergue existant dans l’œuvre renvoie d’ailleurs au lecteur, seul, errant, dépossédé en même temps qu’investi de tous les pouvoirs : ce qui n’implique pas nécessairement l’action de chercher à rassurer.

Néanmoins, Dib semble avoir cassé par la suite sa position de réclusion voulue dans le silence et avoir ainsi offert au moins deux œuvres para-péri (mais peut-on employer cette terminologie dans le cas de cet auteur ?) littéraires dans , avec d’infinies précautions et de précieuses nuances, il livre une partie des matériaux humains et culturels qui ont contribué à sa formation d’homme et d’artiste. Ainsi lui doit-on le très beau livre intitulé Tlemcen ou les lieux de l’écriture, dans lequel le refus de la facilité et de l’exotisme s’illustre dans le choix sobre, mais paradoxalement somptueux, de la photographie en noir et blanc. 112

Un choix de textes entretient la sobriété des photographies par la pose d’un ton mesuré à travers lequel l’émotion transparaît, se laisse saisir ou deviner, comme s’il existait chez ce « narrateur », qui parle de sa vie dans un double mouvement de nostalgie et de distance, une volonté de mesure que l’usage de la langue française, dans le retour sur un environnement d’abord populaire et arabe, rend plus réalisable. Il l’avoue d’ailleurs en d’autres termes dans Simorgh : « La langue française parle des affaires du cœur avec les instruments du cerveau ; cela touche loin. Le cerveau, ce volcan qui dort d’un œil et qui, réveillé, crache feux et flammes d’enfer. » p.91, et plus haut : « Ce que j’aime dans le français, la langue : son tranchant. A utiliser le français, votre esprit s’affine, s’effile, s’affûte, se fait source de rayons laser. Vous lisez dans votre pensée avec la pointe d’un rayon laser. »

Dans ce livre du silence et des retrouvailles, on trouve une définition de l’écriture qui met en jeu la notion de difficulté :

‘« L’écriture est une forme de saisie du monde. Mais cette saisie s’effectue par un mouvement de recul, un recul du scripteur par rapport au monde et recul du même par rapport à l’écriture. L’œuvre, semble-t-il, se constitue dans ce creux, dans cette distance. On le vérifie mieux si, pour écrire, on adopte un idiome autre que le sien. Mais cela ne change rien à l’affaire, qui est de combler l’intolérable faille. L’espoir et le désespoir d’y arriver sont la chance de l’écrivain. ». 113

L’œuvre et l’écriture interviennent donc comme des puissances ou plus exactement des activités qui contribuent à combler un vide, qui font donc intervenir une forme de sublimation, de quête de dépassement, notamment celui de la souffrance et de la séparation. 

Mais l’activité de l’écriture induit par ailleurs une véritable position de Sisyphe, dont nous avons déjà souligné la prégnance, notamment dans l’œuvre de Dib : l’extrême conscience de recommencer le cheminement, d’approcher du but, mais de demeurer néanmoins toujours en deçà, de persister en fait dans l’impossibilité objective de combler la brèche, qui demeure de nature existentielle, comme elle est de nature linguistique et imaginale.

Cependant ce dernier terme ne doit pas être pris dans une configuration restrictive : il ne s’agit pas de la langue imposée par l’Histoire et les rebondissements qui l’accompagnent. L’activité linguistique englobe surtout la recherche d’une langue au sens véritablement fondateur. La question qui se pose, parmi d’autres, est celle de savoir commenton arrive à nommer le monde, à mettre en place une relation qui permet aux mots d’approcher, sans les effacer, les choses, en observant leur pérennité à partir d’une fugacité qui est la marque de l’humanité.

L’opération de l’écriture comporte donc une difficulté intrinsèque, qui lui est en quelque sorte consubstantielle et ne peut être ignorée : au contraire, il s’agit pour Dib de la prendre en charge en n’omettant aucun des enjeux qu’elle implique, quelle que soit leur nature, même au prix d’une lisibilité socialement admise. Décentrages, perspectives croisées et interrogations seront donc les éléments fondateurs de cette écriture ; mais aussi de la démarche d’interrogation qui lui est contiguë.

A travers tous ces écrits, se dégage la même expérience qui semble avoir marqué de manière fondamentale l’écrivain : celle d’être un écrivain « rare », qui assume sa charge comme une sorte d’insularité intransitive. Il publie d’ailleurs en 2000 un recueil de poésie intitulé Le cœur insulaire, dans lequel on retrouve la même propension à l’érémitisme et au dépouillement extrême, épiphénomènes de cette solitude fondamentale que traduisent les quelques mots qui ramassent la page et en font un espace de disette et de silence.

On peut donc dire que tout se passe pour Dib dans l’espace du livre, espace matériel notamment, qui se présente comme une sorte de délimitation spatiale et intellectuelle où « les choses de la vie », les paramètres existentiels se redistribuent, se donnent à voir, à travers et, voilés par des configurations dont l’écrivain scrute les évolutions en même temps qu’il les invente.

C’est donc avant tout vers un rapport d’intériorité existant entre l’œuvre et l’homme que l’écrivain cherche à attirer le lecteur : il désire mettre le lecteur face à ce silence, face à cette absence de commentaires, cette présence de l’absence, cet effacement voulu dont l’un des buts est de provoquer l’arrachement en dehors des chemins pratiqués et préparés par la critique.

Le silence autour de l’œuvre suggère l’implicite et sa densité et surtout l’altérité, un ailleurs sans rivage et sans abord : il oriente l’approche de l’œuvre vers l’interrogation élaborée en dehors des données institutionnelles et socialisées, vers une activité d’introspection et d’excavation vers les propres capacités de lecture et de réception du lecteur.

Contrairement à Meddeb, qui retourne la rareté qu’il pratique dans ses écrits, et construit un réseau de relations privilégiées et éclectiques qui lui permettent de se saisir du pouvoir symbolique qui parcourt son œuvre de toutes parts, Dib engage et pratique jusqu’au bout une activité de l’étrange, proche en cela d’une sorte d’activité liée au sacré et aux attitudes d’abandon et de potlatch que celui-ci convoque : laisser courir les malentendus, et ne donner de préséance et de voix qu’à la création et seulement à elle, car la socialité quand elle existe, enferme et ne libère jamais.

Activité étrangère et de l’étrange donc, aléatoire et insituable, elle proclame le livre comme espace de liberté, et donc d’une certaine manière toujours vierge et ouvert aux flux indistincts de la création :

‘« L’écrivain ne serait-il qu’une entité ayant pour fonction de produire du texte ? Non, certes.On vient à l’écriture avec le désir, inconscient, de créer un espace de liberté, dans l’espace imposé à tous, des contraintes.On y vient aussi et toujours avec ses propres références.Le lecteur n’est pas davantage une entité ayant pour simple fonction de lire. Il vient à la lecture, on n’y pense pas assez, pour découvrir un espace de liberté, et se présente aussi avec son fonds de références.Tout se passe bien tant que le code de l’un coïncide plus ou moins avec celui de l’autre. Mais ce n’est pas forcément chaque fois le cas.Il faut alors qu’un effort soit fait par le lecteur, les critiques, ceux qui disposent d’un magistère, pour rouvrir un espace de liberté, au-delà des codes.» 114
Notes
107.

In Itinéraires et contacts de cultures, volume 21/22, 1995, article : Ecrivains, écrits vains ? , pp. 9 à 18

108.

In Simorgh, page 192.

109.

In Simorgh, pp. 13 à 20.

110.

In Simorgh, page 185 : « Se situer dans l’aléatoire d’une langue et d’une écriture qui, par leur vertu aléatoire, dynamitent les évidences, conventions, idéologies, théologies en quoi s’indurent à partir d’un certain moment toute pensée, toute émotion . Nos meilleures œuvres germent dans le trouble du langage, le perpétuel glissement des sens. »

111.

In L’Echange symbolique et la mort, page 248.

112.

Voir La description ethnographique, François Laplantine, Paris, Nathan Université, 1996, Chapitre 5 : « La photographie est vraiment le modèle parfait de la description de ce qui est unique et jamais ne se répète. Elle saisit le fugitif, l’évanescent, l’aléatoire, le singulier dans sa nudité et son silence, sans induire en elle-même le moindre lien de causalité, la moindre recherche d’un ordre caché sous les apparences. »

113.

Voir Tlemcen ou les lieux de l’écriture, page 53.

114.

Voir Tlemcen ou les lieux de l’écriture, page 61.