De l’exotisme et de son envers

Khatibi, lorsqu’il intervient, plutôt par écrit qu’oralement, utilise la langue et la culture particulière dont il jouit, pour s’adresser à un public supposé. Les discours utilisés répondent cependant aux mêmes caractères que ceux qui existent dans ses écrits littéraires. Il ne cherche pas à se rendre accessible en utilisant des lexiques plus abordables qui iraient dans le sens de la vulgarisation par exemple.

Il conserve, et se démarque ainsi, un langage ampoulé et alambiqué, « dérobé », marqué essentiellement par l’usage de phrases longues, de mots-valises et de néologismes qui véhiculent ou soulignent la trouvaille et l’inouï d’une pensée et d’une écriture innovantes.

Il persiste et signe en quelque sorte la nécessité, pour lui, ( et pour d’autres) de continuer sur cette voie de la difficulté et de la non-lisibilité, qui demeurent la seule voie pour sortir la littérature dite maghrébine du ghetto du misérabilisme et du populisme dans laquelle elle a été enfermée durant de longues années, parce que les publics et les critiques ne lui permettaient pas, de par leurs approches et leurs instruments d’analyse, l’accès à une autonomie qu’elle affirmait déjà par ailleurs.

Dans Maghreb pluriel,il aborde le problème d’une théorie de la traduction : cette dernière intervient comme une véritable instance du travail littéraire de création et de mise en place de l’écriture, dont il faut saisir, d’après lui, le dynamisme parcourant les textes et les opérations matérielles les concernant. Cette instance contribue notamment à la densité et à l’inaccessibilité de ces textes que l’on qualifie de maghrébins, dans les positions qu’elle leur permet d’avoir par rapport aux cultures avec lesquelles ils rentrent en dialogue et en création : position de ludicité linguistique et imaginale, marginale et centrale.

Cet exposé est en fait la théorie du texte littéraire, qu’il pratique par ailleurs et sur laquelle il réfléchit et revient : la lecture de Meddeb qu’il y effectue est en rapport avec la connaissance inventive et intérieure qu’il possède et qu’il passe au crible de sa propre praxis.

IL explique notamment comment est produit le texte, mais toujours en nommant la complexité intrinsèque qui le fonde, en soulignant la densité constitutive qui le caractérise. On y surprend notamment un travail de lecture et de décodage, ou plutôt de déroulage du texte et de sa richesse foisonnante. Pour cette lecture, Khatibi, fait également intervenir la diglossie, le bilinguisme, mais surtout sa lecture et sa pratique de la psychanalyse, que l’on peut dire « symbolique » car toujours soumise à une double réflexion, notamment culturellement et philosophiquement autre. Il la maintient dans cette double ligne de mire et cherche à y élaborer un langage et des catégories d’approche du monde qui soient fidèles aux perspectives complexes qu’il y envisage. Il ne veut, en rien, faire de concessions, à propos du travail qu’il fait sur lui-même et sur les langues.

Le lecteur, spécialisé ou intéressé, conquis, happé dans le mouvement de réflexivité complexe et agissante, « s’inscrit » dans ce processus dans la mesure où il se débat avec les possibles interprétations, ou gloses qu’il lui sera possible de pratiquer. Le destinataire ou « le pratiquant » du texte faudrait-il dire, car on ne peut jamais évoluer ici sans tenir compte de la matérialité du texte, est donc cerné par l’épaisseur d’un texte et de la langue, qu’il est alors amené à rencontrer et à percevoir en tant que telle, comme un obstacle, une densité, une opacité, mais aussi et surtout comme un monde à découvrir.

La langue est donc une actrice : le texte n’est ici qu’accessoire, un accident très situé, à travers lequel la force (tutélaire, avions-nous dit pour Dib) du langage travaille à se donner à voir .La langue arrache le lecteur et l’appelle ainsi à la saisir pour la découvrir dans son déferlement sauvage et inédit, qui implique notamment le désir du lecteur d’aller plus loin, d’habiter la langue de l’intérieur, dans les opérations matérielles et symboliques qui la portent mais qu’elle réalise, pour mieux la posséder, selon des modalités érotiques et désirantes.

Le processus implique, notamment, et de toutes les façons, une sélectivité qui s’applique au lecteur et fait de lui un élément intensément désiré, mais improbable auquel on s’adresse dans un éventuel possible, qui ne sera pas forcément réalisé : cette écriture et la langue qui la créée connaît son risque de ne pas être lue, comprise et envisagée dans la totalité des dimensions qui la portent.

La rareté, chez Khatibi, est dans la prise de ce risque de s’accomplir en tant que non dit et, avant cela, de non compris parce que non envisagé, et même non envisageable : écriture de la rupture et de la perte, du blanc et du vide, qu’elle revendique d’ailleurs à travers son intérêt pour le taoïsme, elle cherche néanmoins à s’assumer en tant que telle.

Ecriture du bruit (parce qu’ écriture de la différence) et du silence(parce que non réceptionnée du tout ou si peu), elle se livre, en sachant que ses caractères irréversible et incantatoire la laisseront inentamée et intransitive ; vierge, donc, sur laquelle aucune parole ne peut venir se placer(notamment au sens mercantile et banquier de ce dernier terme) ; mais n’est ce pas à ce prix que le non dit peut affleurer dans les marchés de consommation quotidiens des idées et des théories, en devenant cette impraticable et dangereuse prise de parole blanche et vide ?

Nous en arrivons, à travers la mise en place de ce statut particulier de la prise de parole chez Khatibi à l’évocation de l’étrangeté, phénomène en quelque sorte coextensif à celui que nous avons nommé la rareté. Khatibi s’intéresse particulièrement aux figures de l’étranger, et ce notamment, mais pas seulement, à travers la figure de l’exote, telle que présentée et développée par Victor Segalen et qu’il reprend, on le comprend, dans la perspective qui est sienne et en contre-point à sa propre écriture :

‘Pour écrire à partir du territoire réel et imaginaire de l’étranger, l’Exote se plie à une discipline stricte : voir, écouter, goûter, jouir en écrivant de halte en halte dans une forme littéraire encore incomplète, mais qui continue à voyager pour ainsi dire, recueillant en elle le rythme de la marche, de l’escalade : toute métaphore du déplacement.’ ‘Suivons cette marche. Il existe des voyageurs-nés que Segalen nomme : Exotes. Et il conçoit cet exotisme dans sa dimension planétaire, cosmique, humaine et inhumaine. A entendre ici : « L’inhumain : son véritable Nom est l’Autre. » C’est pourtant là un monde, un univers sans au-delà divin et théologique ; rien qu’un exercice d’altérité artistique. 115

On retiendra ici la dimension véritablement philosophique du voyage et du caractère étranger, comme le précise par ailleurs Marc Gontard : ce chercheur le rapproche du concept de « différence intraitable », lié à « la nécessité d’une double critique pour sortir de l’idéologisme et de la théologie qui dominent dans le monde arabe….Inversement, et c’est l’autre face de la double critique, l’Occident n’est pas une entité figée. « Il est travaillé par des pensées différentes qui subvertissent son unité aussi mythique que celle de la Oumma. ». 116

On saisit d’abord ici la fluctuation produite par l’œuvre-praxis de Khatibi : un phénomène d’ouverture, de répercussion, de vie réflexive et échangeante, dont on retrouve d’ailleurs des élaborations ailleurs, à travers les travaux de ce même chercheur, qui entretient un véritable dialogue avec Khatibi.

En fait, le terme de dialogue est lui-même inapproprié pour désigner la relation et surtout les prises de parole et les échanges qui se produisent et viennent se lover dans l’espace ouvert par l’œuvre de Khatibi entre ces deux voix. Ces deux représentants d’institutions, mais aussi et surtout ces deux orientations symboliques échangent, lisent ou relisent certaines œuvres ou certaines productions des écoles littéraires ou philosophiques, à la lumière des nouveaux éclairages apportés par leur confrontation-dissertation-échange : feux croisés, fluctuation de l’intérieur vers l’extérieur et vice versa, trajets civilisationnels qui permettent de troquer les points de vue, non au sens galvaudé des termes, mais dans leur réalité intrinsèque de position dans les espaces culturels et littéraires .

On saisit ici l’œuvre telle qu’elle est pratiquée et désirée par Khatibi dans ce travail en amont et en aval qu’elle produit chez lui et chez son lecteur, même unique et privilégié.

L’exote est donc pour Khatibi, celui qui occupe le point de vue d’une double extranéité grâce à l’appui qu’il prend à la fois sur son observation-déplacement dans deux (ou plusieurs) cultures.

Chacune d’elles lui permettent en fait de pratiquer un recul qui va être à l’origine de la qualité de son regard et de ses analyses. En effet, tout en reconnaissant l’impossibilité réelle de connaître l’Autre, sinon il ne serait plus altérité, il stipule que seuls les allers retours entre soi-même et l’autre, non pas suivant une démarche comparative (car la comparaison est de toutes les façons inutile et génératrice d’erreurs et de faux-semblants, surtout dans ce cadre), mais dans l’inventivité toujours en éveil d’une nouvelle approche, peuvent mettre en évidence la complexité et les diverses facettes de cette relation :

‘Pas de folklore donc, ni de littérature coloniale, mais une écriture du Dehors qui accueille le lieu de l’autre dans mon langage, dans mon espace imaginaire. Différence distante : c’est lorsque l’autre est maintenu, respecté dans sa singularité que je peux être reçu peut-être par lui. Il n’y a aucune transparence absolue, aucune réduction totale. L’autre est toujours lui-même, toujours imprenable à la source de son être. Cette énergie qui se creuse entre lui et moi est offerte à notre relation réelle, à notre distance dissymétrique, incontournable, ouverte vers le Dehors. Je ne peux m’y retrouver. Il n’y a pas de retrouvailles, pas de fusion. Je viens de loin et l’autre revient de plus loin. Venant et revenant se croisent dans l’instant poétique….C’est pourquoi l’autre m’est impénétrable : il est une part de moi, et l’autre de mon autre. 117

L’extrême lucidité et l’extrême analyse amènent donc Khatibi, derrière l’efficacité de Segalen , à mettre en place un constat essentiel qui est à l’origine même de la démarche d’écriture de l’écrivain marocain : l’impossibilité d’une rencontre avec l’autre, sans compromission et sans récupération, si l’altérité des uns et des autres n’est pas respectée, si elle n’est pas reconnue et surtout pratiquée, si elle n’est pas préservée comme le lieu même et par excellence, à partir duquel toutes les prises de parole se mettent en place, et à partir duquel elles se relativisent toutes.

Amener l’autre à me rencontrer est un désir symbolique efficient certes, mais impossible à réaliser.  Seule la séduction (à laquelle répond par ailleurs le désir) comme modalité alchimiquement rayonnante et réactive peut amener vers ce que Khatibi nomme l’instant poétique, c’est à dire, le moment d’une déflagration intuitive, d’une rencontre instantanée, subite, durant laquelle et de manière intensément brève, je meurs à moi-même tout en restant conscient de ce que je suis, pour saisir l’autre dans le mouvement qu’il effectue vers moi pour mieux le regarder s’éloigner de moi.

D’où le recours, chez cet écrivain, à une certaine recherche, surtout dans Le Livre du sang par exemple, autour des dénominations et des catégories.  Ces recherches sont d’ailleurs soulignées par l’usage et le recours aux majuscules, à un certain type de détermination grammaticale, à la manipulation à la fois générale et énigmatique de lieux communs ou acceptés comme tels et sur lesquels il ne semble plus nécessaire, à première vue de revenir : lieux de fluctuation-disparition et /ou de constitution des sens, lieux de malentendus (au sens étymologique du terme)et/ou de refonte-réinvention des sens, l’écrivain créateur attire ainsi l’attention de son lecteur privilégié. Il s’agit de le faire rêver, le séduire donc car il investit et manipule en quelque sorte son imaginaire, tout en cherchant à le faire penser, réfléchir sur cette impossible- possible relation.

Dans la mobilité presque aquatique du texte, il existe donc de véritables « siphons » dans le texte, par lesquels il menace sans cesse de s’écouler et de disparaître et auxquels le lecteur privilégié doit être attentif pour maintenir le fragile équilibre de sa constitution et de son adresse.

Les codes de lecture concernent donc ici la prudence et l’extrême sensibilité, c’est à dire une vigilance de tous les instants qui font de la lecture l’activité par excellence de la vie, activité heuristique et désirante, qui « épingle » la lecture-consommation et même la lecture érudite pour désigner l’importance du flottement fondateur, à l’origine d’une connaissance et d’un désir actif de soi et de l’autre , ou du moins à l’origine de la reconnaissance de la fuite concomitante de soi et de l’autre.

Notes
115.

In Figures de l’étranger, page 25

116.

In Imaginaires de l’autre, théorie de la différence chez Victor Segalen, par Marc Gontard, page 66

117.

In Figures de l’étranger, page 28.