L’élection

L’œuvre parle donc, dans le cas de nos trois écrivains, mais un langage inaudible pour celui auquel elle n’est pas destinée. Elle désigne d’ailleurs le lecteur qu’elle désire et espère avoir, à travers une sorte de puzzle, que nous avons, en partie du moins, essayé de reconstituer.

Le lecteur est d’abord pratiquant d’une lecture soutenue, celui désigné par l’exergue d’Omnéros, désigné par l’écriture dense, à la fois réflexive et créative de La blessure du nom propre, celui happé et transformé par la pratique langagière du conteur-narrateur- scripteur de Talismano. Il s’agit d’ un lecteur capable, notamment, de se rendre compte et de mesurer les enjeux d’une lecture comme une opération d’intention, d’inversion et de projection symboliques, autour et dans laquelle viennent se cristalliser des dimensions de soi inattendues, flottantes, mais néanmoins indicatives d’une intériorité transformatrice, « une étrangeté » qui reste à la base de l’expérience poétique du monde et qui se répercute dans la saisie que l’on en fait et les termes que l’on choisit plus ou moins pour ce faire.

L’œuvre déploie indirectement les stratégies de son approche, en offrant au lecteur un miroir inversé, une symétrie anachronique de lui-même : il est ainsi saisi dans les rets de ses représentations, qui lui permettent de s’ouvrir aux apports nouveaux ou, au contraire, de ne pas concevoir d’ouverture ou de moyen de fracturer l’œuvre et d’y tracer les éléments de sa propre visite (ou visitation : le sens spirituel impliqué par ce dernier terme est à rattacher au caractère exclusif et même sacral qu’implique l’expérience poétique et littéraire.)

L’œuvre devient donc processus d’élection, dans la mesure où elle assure un espace de traversée, notamment des textes culturels et des relectures qui sont effectuées par les créateurs. Cet espace de traversée est préparé pour les lecteurs « étrangers » c’est à dire suffisamment décentrés pour pouvoir effectuer des lectures avec recul, des locuteurs-lecteurs qui savent que l’on voyage en langue, que le lecteur est aussi et surtout une démarche d’interrogation de la langue qui apporte les modalités d’interrogation, de reformulation, mais aussi d’approche du monde différentes de celles qui sont le plus largement répandues et usitées.

De même, l’œuvre produit « les étrangers » dans le sens où l’entendait Baudelaire, dans le petit poème liminaire aux Petits poèmes en prose, c’est à dire, en dernière instance, des locuteurs qui ne pratiqueraient pas les valeurs d’acquis et de délimitation définitive, qui seraient les valeurs dominantes liées à la langue, mais au contraire permettraient l’interrogation sur cette langue, traversée et retraversée par l’incertitude, l’ambivalence, l’interrogation.

Nos trois écrivains savent que ce genre de lecture-travail n’est pas accessible à tous les lecteurs et que ces derniers la pratiquent à une profondeur et à un degré différents. Le lecteur le plus compétent et le plus performant est celui qui essaie de se rapprocher de cet état de tension et de recherche, respectant ainsi le pacte implicite et secret passé avec l’écrivain, dans le cadre d’une démarche de construction-déconstruction, d’encodage décodage du texte.

Leur demande, en tant qu’écrivains, si tant est qu’ils en aient une, se situe au niveau de cette compréhension : amener le lecteur, et l’enjeu est majeur, particulièrement pour le Maghreb et pour l’Algérie, à concevoir un autre texte, parlant différemment par rapport aux normes officielles, à celles trop longtemps établies par la critique dominante, universitaire notamment. Ce texte autre a partie lié avec une éthique de la difficulté dont le but serait de rappeler notamment que toute existence implique complexité et résistance, surtout en pays où la simplification et la schématisation ont longtemps fait figure de savoirs.

Il s’agit donc de rappeler notamment que « les choses » et les représentations que nous nous en faisons, parlent en nous, bien au-delà des langues d’appartenance ou des langues « imposées », au-delà des subdivisions linguistiques : la pulsion d’écriture se situant bien au-delà des causes objectives qu’on voudrait lui attribuer.

L’élection devient donc ici également le pouvoir et le moyen de se démarquer de manière intérieure, de sentir et de pratiquer sa différence : « sortir », s’éloigner, découvrir, montrer d’autres enjeux de communications, d’échanges, de découvertes de soi et de l’autre dans les facettes ludiques et pourtant décisives d’un texte-ouvert-fermé voué à l’anathème et à la découverte.

Nous venons donc de voir comment les textes théorico-formels des auteurs étudiés s’organisent en une véritable constellation de défense et de production d’une réflexion sur la mise en place des réseaux de sens, sans que celui-ci soit atteint de manière univoque ou définitive ou même unique, tout en cherchant à maintenir l’importance de la distance, de l’absence, de l’intériorité et surtout du secret, sans lequel la création comme acte fondamental et fondateur ne saurait être maintenu.

Processus complexe qui ne relève pas de l’ordre de l’accès immédiat, ni de la transparence, il est ici illustré par toute l’organisation explicative mais défensive et active, qui le met en évidence, tout en contribuant largement à en montrer la complexité, en l’exhibant comme fondatrice et inévitable, au cœur même d’une nomination toujours en instance.

Le secret ne se donne pas, ne se livre pas et n’est pas non plus de l’ordre du dicible : il est en fait lié à la pratique de l’énigme, à la pratique de la fulgurance c’est à dire à l’art de la surprise et de la dissimulation, de l’inspiration et du désir, de la séduction et de l’érotisme (au sens large de ce dernier terme) :

il relève également d’une pratique culturelle qui désigne l’écrivain, quand il existe une désignation le concernant, ce qui n’est pas le cas pour Dib ou pour Khatibi, comme il le racontent tous deux différemment dans leur œuvre, comme un individu continuant une tradition de sagesse et de savoir(cf. Meddeb) ; donc, très indirectement, cette pratique culturelle désigne une affinité de cette activité avec l’étrangeté dont nous avions parlée dès notre première partie, parce que l’écrivain, tout comme le savant, est de toutes les façons, différent, à part, autre .

Il possède d’autres clés d’approche du monde, une autre vision, qui lui confère une position sociale différente, un pouvoir symbolique, mais également et éventuellement une certaine dangerosité, une possibilité de virulence toujours endémique.

Activité périphérique et centrale en ce qu’elle désigne, par l’altérité qu’elle représente les possibles et les impossibles d’une société, la pratique de l’écriture révèle également ces mêmes données pour les relations qui existent entre des aires civilisationnelles.

Le secret, en rapport notamment avec la langue et la position culturelle, mais pas seulement, désigne donc la béance, l’inaccessibilité, l’illisibilité nécessaires à ces écritures pour qu’elles puissent porter en dehors d’elles la différence, intraitable, qui les construit et les organise selon le principe du moteur voilé ou dissimulé, le « deus ex machina » à l’origine de la prise de parole. Distance ou souffrance, ou les deux, mais également possession solitaire et jubilante, possibilité de rencontre de soi et de relecture productive de sa propre œuvre par l’autre, l’écriture fait converger , en son désir d’être, toutes ces possibilités d’expressions et de silences de l’œuvre.

Le secret concerne également le travail au sens herméneutique que celui-ci peut recouvrir : somme d’une vie, de la constitution d’un savoir, du tracé d’un chemin personnel et culturel, termes de toutes les façons intraduisibles, mais qui doivent être maintenus comme tels pour rappeler que l’écrivain ne sort pas tout à fait indemne de l’écriture ; il n’est plus le même, il est devenu autre.

Seuls ceux qui ignorent la puissance des mots ne verront que leurs oripeaux extérieurs et ne seront pas à même de reconnaître les stigmates de l’intériorité en travail .Ceux-là ne sont pas les lecteurs élus, actifs et paradoxaux, des signes de l’illisibilité.