Le chassé-croisé avec les cultures populaires

Chacun des écrivains que nous venons de présenter a entretenu ou entretient encore des rapports quelquefois très denses avec la ou les cultures populaires des civilisations auxquels ils appartiennent de naissance ou celles qu’ils ont adoptées par la suite, par affinité et par choix le plus souvent, lorsque les contextes politiques et culturels l’ont permis.

Ils ont développé de différentes manières la nature de ces liens et sont arrivés à obtenir quelquefois des résultats tout aussi inattendus que novateurs en inscrivant notamment ces cultures dans des perspectives qui leur donnent des significations culturelles et existentielles nouvelles, qui densifient leur apport et éclairent ainsi leur rôle et leur dynamisme fondamentaux dans les choix d’écriture de ces écrivains.

Ces cultures, dont celles dont ils sont issus, travaillent comme des marges autour de l’écriture pratiquée ; elles ressurgissent indirectement comme des pendants aux savoirs officiels : elles utilisent pour ce faire le rapport au quotidien, la confrontation aux situations nouvelles et l’application de praxis et de comportements en rapport avec ce que nous avons appelé un « art du savoir vivre et du savoir mourir » qui restent au cœur du questionnement existentiel.

Ces savoirs qui restent de l’ordre de l’intransmissible par les moyens et les références des discours dominants, et des causalités qui les entourent le plus souvent triomphants et sûrs d’eux, s’appuient sur une observation et une connaissance de la réalité sociale mais également de ses prolongements inattendus et intuitifs, qui désignent la suspension des destinées, les questions qu’elles entraînent, les mystères dont elles relèvent le plus souvent, même triviales et primaires.

Ces savoirs ont donc à voir avec la vie dans son excellence foncière et dans sa fuite, dans son caractère improbable et dans sa cruauté (toujours dans le sens utilisé par Artaud).

Le mot savoir est à prendre dans un sens total, intégral ,il ne concerne pas seulement une intellectualité limitée aux activités d’intelligence et de compréhension, mais une singulière activité qui inclut, dans le saisissement intérieur des choses dont on mesure l’apparition, le déroulement et la disparition, le corps, la mémoire, les liens ténus qui apparaissent quelquefois entre les suites plus ou moins aléatoires des événements qui se conjuguent pour former ce que l’on appelle l’existence humaine.

Savoir auquel il faudrait donc ajouter des guillemets puisqu’il est celui des absences et des fluctuations, des suppositions, des oublis, des échecs et des souffrances, des imprévus pourrait-on dire ; science « blanche » des imperfections et des « défaites », paradoxale et aléatoire, que l’on retrouve en partie dans l’activité littéraire qui essaie notamment de saisir « l’insoutenable légèreté de l’être ».

Ces cultures populaires, parce qu’elles ont façonné la mémoire la plus ancienne de ces hommes , parce qu’elles étaient présentes lors de leurs enfances et qu’elles les ont faites également ,correspondent à une observation première de la vie, qui se fait par tous les sens, par le corps dans sa totalité, par l’interaction que celui-ci entretient avec l’intelligence et l’affectivité : ce dernier apprend les premières attitudes, les postures fondamentales , les inclinaisons fondatrices de sa personnalité et de son approche du monde même remaniée et revisitée à la faveur d’expériences ultérieures.

Inflexions intérieures qui sont à la base de la perception de ces créateurs et donc pas toujours saisissables par un regard extérieur ou insuffisamment impliqué ; implications profondes sur lesquelles ces créateurs ne veulent et ne peuvent pas revenir : ces éléments apparaissent comme les critères intérieurs d’un codage que l’on peut deviner mais qui reste la part évanescente et intraduisible de ce qui fonde l’individu en tant que tel.

Cette rétention première est donc la notation liminaire et absente, « la part manquante » de cette écriture qui, pourtant, la nourrit et la transforme, la met en dialogue avec elle-même et avec les autres , qui utilisent en apparence la même langue, mais à partir d’expériences différentes et d’un secret dissemblable.

On peut alors comprendre pourquoi cette rétention première va servir à fonder une écriture de la différence, dans la mesure où elle enfouit une part d’elle, indicible et incommunicable, mais qui va pourtant décider de la communication, de sa qualité, de son intensité, située autrement que quantitativement ou utilement, même si le travail entrepris par cette écriture reste un travail de refondation de l’activité d’écriture.