Dib ou l’aristocratie paysanne

Dans Simorgh comme dans Les lieux de l’écriture, Dib précise qu’il lui a fallu puiser et choisir dans une langue de riches, à savoir la langue française, pour « transcrire » une langue de pauvres : constat qui fait part du travail de traduction et « d’adaptation » que l’écriture a du mener pour rendre compte, partiellement au moins, d’un univers familier dans lequel pourtant la différence s’immisce déjà.

L’expérience première de l’écriture est donc confrontée à une absence de communauté de références entre les deux langues, qui amènera l’écrivain à faire des choix, à inventer également des lexiques de jonction ou d’accointance, des passerelles de sens et de représentations qui rendent compte d’une vie et de sa densité d’appartenance culturelle autre, sans rien lui retirer de sa complexité et de sa noblesse, de son mystère et de sa dimension humaine qui reste existentiellement universelle.

Les êtres mis en scène à Bni Boublen, à Tlemcen ou dans les lieux mouvants du désert dans Dieu en Barbarie ont des attitudes, des inquiétudes, des attentes et des désirs qui pourraient être ceux de tout homme confronté à certaines situations, notamment celles de la misère, de l’exil ou de la transhumance et de la guerre. Le passage de la dimension très située géographiquement et historiquement, à une énonciation plus générale, plus dense et plus existentielle, comme nous l’avons déjà dit, se fait essentiellement grâce au pouvoir « interloquant » de la poésie.

Pouvoir « déplaçant », « décentreur » qui déporte et arrache un discours émis dans certaines conditions pour le « restituer » ailleurs et autrement, avec une intensité plus grande qu’il acquiert dans cette opération de déplacement : il apparaît comme étranger, chacun des termes qui le constitue devient plus visible et saisissable dans sa singularité. Cette dernière devient l’élément à interroger parce qu’elle institue à la fois la nouveauté et le rattachement à un contexte : ici le choix des mots est un élément décisif tout comme l’est le choix des situations dans lesquelles ces personnages et les actes de paroles qu’ils portent apparaissent.

Ces derniers éléments sont justement caractérisés par la sobriété, la retenue, qui agissent précisément sur les paroles prises en charge par les personnages ; la tentation du misérabilisme est à chaque fois repoussée et à la place, le lecteur est frappé par la tentative de mettre en évidence une intériorité qui renvoie au vécu, mais également à une profondeur culturelle, un soubassement civilisationnel qui intervient dans toute nomination du monde.

Même si les situations choisies par l’écrivain relèvent de possibilités alors fréquentes dans une littérature marquée à gauche 118 , sa sélection se porte sur la confrontation à la misère, à la mort, à la nature, à la situation coloniale , mais aussi à l’étrangeté que chacune de ces situations fait avancer. Qu’on se souvienne ici du passage sur la sirène et la peur qu’elle provoque chez Omar, à la page 180, dans La grande maison : on comprend que « la bête sans visage » comme elle est nommée dans le texte dépasse la simple frayeur d’un enfant, mais qu’elle désigne plutôt le premier contact avec les puissances tutélaires qui régissent le monde et s’y avancent masquées.

Dans la première partie de l’œuvre de Dib, cet aspect joue un rôle très important : il s’agit notamment pour l’écrivain de montrer ces personnages en acte, dans leurs mots qui découvrent leurs horizons et leurs préoccupations quotidiennes, à chaque fois et cependant ouverts et tournés vers la transformation, des sens à venir, un avènement et une continuité à entreprendre et à suggérer. Ce déplacement est donc essentiel comme nous l’avons déjà dit : nous avions, dans un ancien article, montré l’importance de la dernière réplique sur laquelle se referme L’incendie et qui présage de l’œuvre à venir, ouverture sur des préoccupations plus générales et plus existentielles. 119

Les poèmes, surtout ceux que l’on peut retrouver dans Ombre gardienne, rendent compte de l’opération de « vivification » de cette culture populaire, portée essentiellement par la prise de parole féminine, à travers laquelle les mots choisis rendent compte de références différentes appartenant à un monde rural, de labeur quotidien et de misère, d’espoir et de foi profonde , qui s’appuie sur l’observation de la nature , sur l’intuition de l’invisible qui cerne le monde des hommes et qui s’inscrit de manière aléatoire dans leur vécu.

En même temps, l’opération contiguë de traduction a sorti les mots de leur environnement familier : elle en a fait des mots poétiques, mais également des mots étranges, comme en décalage, en fuite et suggérant ce travail d’effondrement et de reprise d’une activité ailleurs et autrement, comme le dira plus tard le poème intitulé La maison de Natyk dans Feu Beau Feu. 120

Cette marge imprévisible et sauvage deviendra celle qui régentera l’écriture de Dib, exploitée de différentes manières et selon diverses modalités : résonance, altérité, ailleurs, échos, qui relativiseront et qualifieront autrement toute opération d’écriture en lui imprimant une marque d’appartenance proprement dibienne.

En effet, outre le fait que l’univers dibien est traversé par une brèche , qui le fait lentement s’écouler vers le silence et l’invisible, les mots de cet écrivain sont traversés par une charge interrogative, sur eux-mêmes et sur le monde qu’ils nomment.

Les mots de ces paysans sont donc des mots « choisis », plus rarement, argotiques, qui suggèrent comme nous l’avons dit, leur appartenance à un monde frustre, mais également construit sur une éthique de la discrétion, de la litote, des sens seulement évoqués et qui migrent ainsi vers les réalités sans trop insister cependant sur le caractère affirmé et arrêté de celles-ci.

Nous pouvons donc dire que ces mots prennent en charge la signification évasive du monde auquel ils se référent sans pour autant y appartenir pleinement puisqu’ils sont le résultat d’une traduction . Les paysans, les enfants, les femmes et les hommes, les malheureux qui peuplent la geste première d’une Algérie renaissante constituent donc à nos yeux et de par la fonction qu’ils assument dans la première trilogie, une sorte d’aristocratie ou de noblesse dont les intérêts ne se formulent pas seulement en termes matériels, mais également en termes symboliques de revendication « d’épaisseur d’être », cette dernière étant portée et représentée par ce langage original, tourné vers la face dissimulée des choses et des sentiments.

Aristocratie parce que, comme nous venons de le dire, leurs préoccupations ont plus à voir avec « un art de vivre et de mourir », avec un sens à donner à l’univers qui les entoure, qu’avec de simples buts immédiats et trop concrets. Derrière la soif et la faim, surgissent souvent le partage et la solidarité. Derrière la haine surgit la lucidité. Ces hommes assument leur pauvreté, leur marginalité sans oublier les valeurs auxquelles ils adhèrent et qu’ils vont alors essayer de rendre présentes et effectives dans leur quotidien et ainsi contribuer à le modifier.

L’écrivain cherche notamment à montrer que l’ignorance dominante de ces petites gens et leur misère n’impliquent pas pour autant leur abandon des valeurs ou leur incompétence en matière de compréhension des enjeux du « sens de la vie ».

Le narrateur, et l’exercice de la narration de manière générale, est représentatif de cette double position : affirmation de soi et des autres, mais qui passe par le détour très important de la lucidité surtout en ce qui concerne la caractère transitoire et fragile des choses qui nous entourent, dont celles qui appartiennent à l’ordre de la socialité humaine.

Elle correspond en fait au décentrement qui s’accomplit grâce à l’utilisation de la langue française qui permet de prendre le recul pour sentir les limites ou les pouvoirs d’une langue, ainsi que l’accès au « système de résonances culturelles » pris en charge par elle.

La narration permet encore de dévoiler d’une manière détournée l’envers des valeurs dominantes puisque les paysans et le menu peuple des villes apparaissent comme les détenteurs des possibilités réelles de recommencement d’une vie nouvelle qui porte en elle toutes les potentialités : elle correspond à un processus d’excavation, d’approfondissement et de découverte de réalités fuyantes, improbables et labiles.

Nous voyons indirectement que la notion d’aristocratie ou de noblesse est déjà liée à celle d’élection, de choix et également à celle de charge à porter, de mission à assurer : l’horizon à venir, dans la nouveauté et la fraîcheur de ses signes ne peut être saisi par tous ; seuls certains, démunis, exclus, sont porteurs paradoxalement d’un regard nouveau qui a la capacité d’aller au-delà des apparences et de saisir les dimensions nouvelles qui s’ouvrent alors. Par effet de miroitement et de transfert, la même attitude est attendue du lecteur, qui, dans ce cadre, doit se comporter et lire selon des critères définis par l’intériorisation des valeurs mises en fonctionnement dans la diégèse.

Beaucoup plus tard, dans l’écriture de Dib, on retrouvera cette perspective, mais envisagée selon des angles différents : ainsi dans Les terrasses d’Orsol, celui qui découvre les fosses de Jarbher, occupe la position ambiguë de diplomate et d’étranger qui n’arrive pas à trouver sa véritable place ; sa condition externe–interne lui permet d’entrevoir le drame que tout le monde ignore par ailleurs, par consensus, par hypocrisie ou par aveuglement profond sur ce qui se passe réellement dans leur belle ville. 121

La nostalgie, dont nous avions déjà parlée, sert de puissance centripète qui accuse davantage la situation de marginalisation effective et véritablement active du narrateur puisqu’il reste, malgré son dépouillement et son exclusion, le seul être lucide de la cité à laquelle il appartient momentanément. Or, cette nostalgie peut-être rapprochée de l’expérience de rétention première que nous avons présentée précédemment, insituable, mais néanmoins foisonnante et référentielle en ce qui concerne les pratiques actuelles du narrateur, qui ne peut reconnaître la présence de ces miséreux, que parce qu’il les connaît déjà, il les a déjà rencontrés, jadis, ou autrement, il est issu du même du même terroir qu’eux, et par conséquent, il est capable de les « voir ». Cette nostalgie représente en fait l’irruption du regard de l’altérité derrière celui dressé à la perception de l’ordre du semblable, du continu.

De même, l’étranger qui parle au narrateur de son nom, est également originaire de ce même pays perdu, lointain auquel le narrateur n’appartient plus vraiment (du moins physiquement comme il le précise) : cette figure misérable réactive en lui les premiers signes qu’il avait entrevus, dans un passé lointain, surtout qualitativement, et qui était en rapport avec sa nomination propre. Ces personnages entrevus dès l’enfance sont issus de ce terroir ou de ce territoire d'origine dans lequel s e sont mis en place les premiers mots, les premiers systèmes de signes qui se forgent grâce à l’appartenance à une culture populaire jouent un rôle essentiel.

Cette culture d’absence et d’appartenance paradoxale contribue donc à cette éthique de la désespérance, inépuisable, désignant sans cesse le travail d’écriture et de création à reprendre comme un approfondissement utopique mais néanmoins nécessaire, comme un marquage d’élection, une souffrance qui ne peut être prise en charge que par celui qui est passé par des épreuves équivalentes et qui sera lecteur de cette pratique particulière dans les enjeux qu’elle prend en charge.

Notes
118.

Voir article de François Desplanques, Aux sources de l’Incendie, revue de Littérature comparée, Paris, n°4, décembre 1971, pp. 604 à 612.

119.

Voir mon article in Itinéraires et contact de cultures, volume 14, 2ème semestre, « De la parabole éclatée à la réécriture de la mystique », pp. 119 à 125.

120.

In Feu Beau Feu, page 64, La maison de Natyk

121.

L’intertextualité, avec Julien Gracq et son roman, Le Rivage des Syrtes, est feutrée et sensible à travers la thématique de l’étranger.