Cette double position fondatrice sera plus repérable si on se réfère aux titres choisis pour les nouvelles d’un recueil comme celui du Talisman. On sait que le titre joue un rôle essentiel de programmation de la lecture et contribue ainsi à la mise en attente du lecteur.
Or si on se retourne vers ce recueil tout à fait particulier et paradoxal, puisqu’il s’appuie souvent sur le réel le plus dur et le plus sanglant pour montrer que l’énonciation de l‘existence humaine dépasse souvent les limites conventionnelles dans lesquelles on cherche à l’enfermer par habitude et par facilité, surtout lorsqu’elle semble enserrée par l’Histoire et sa fatalité.
Ainsi , si on examine les titres « celui qui accorde tous les biens » ou « Naëma disparue », « la destination », « la fin »,on s’aperçoit du caractère véritablement inclassable que ces titres possèdent car même lorsque, pour un locuteur maîtrisant l’arabe, la traduction est effectuée, elle ne correspond pas tout à fait à une réalité de nomination plutôt populaire et qui sous entend une autre utilisation de la langue savante, coranique entre autres, qui reste implicitement une des références des usages langagiers de ce petit peuple.
De toutes les façons, la traduction en français étant déjà faite, on perçoit d’abord et avant tout le caractère d’étrangeté distanciée du titre , ce dernier d’autant plus accusé qu’il ne renvoie que de manière très indirecte au texte de la nouvelle, pour laquelle il faudra alors réaliser une autre opération de traduction, plus symbolique et « interprétative » cette fois-ci, comme si le narrateur cherchait à réaffirmer le caractère véritablement dense et inattendu de cette même culture populaire qui cache derrière son apparente simplicité une vertu expansive de complexité et d’opacification des univers familiers.
Les titres de ces nouvelles, mais aussi ceux des romans et des recueils de poésie qui viendront par la suite révèlent leur principal caractère, celui d’une « virulence endémique », c’est à dire à leur puissance d’attaque de la représentation doxique, d’une réalité convenue et de sa mise en interrogation.
Les nouvelles de Dib représentent autant d’instants d’étrangeté captés dans leur déroulement séculaire mais toujours en rapport avec cet univers marqué par la brèche, la non-intégrité, l’écoulement silencieux et abîmé vers le mystère et la résorption qu’il induit.
Perception intensive , hallucinée, tourmentée mais toujours aguerrie, la narration traduit le même exercice de mise en porte à faux du monde quotidien à travers lequel va progressivement se mettre en place une sorte d’exil intérieur, intempestif, inévitable et donc fatal. Or cette dimension fondamentale ne peut se mettre en place que grâce au point de vue au moins double (car il y a aussi la présence de l’espagnol comme la nouvelle La Cuadra) adopté par l’écrivain qui transhume sans cesse d’une langue à une autre en opérant et en se mettant en position de traducteur, de voyeur et de maître de la question.
Ce double exil sera à l’origine de l’illisibilité de plus en plus marquée des textes de Dib, et ce à différents niveaux :qu’ils soient expériences de la mort ou lendemains ou suite de cette même mort ; qu’ils soient réceptacles d’expériences indicibles dont le lecteur ne décèle pas tout de suite l’intérêt et la signification ; ou qu’ils deviennent plus tard récits de la folie et des enfermements dans de fausses identités, tous convergent vers la même affirmation de la différence, de la langue construite en cet exercice comme espace de l’avènement de cette différence.
Expérience de l’impropriété des mots et du décalage du réel transitoire, la littérature, en tant que praxis culturelle et affrontement avec les mots du quotidien, devient fondement de l’illisible, de ce qui ne peut être livré dans l’immédiateté, de ce qui ne peut être évincé dans son caractère de difficulté et de résistance.
On peut donc dire que la culture populaire à partir de laquelle l’œuvre de Dib va lentement se mettre en place et se constituer en lointains échos, aménage, dans la relation de rattachement lointain qu’elle sauvegarde, une matrice d’illisibilité : elle en constitue même la première expérience, le modèle qui va se transformer au fil des années pour insérer dans l’œuvre dibienne une trame de la complexité toujours en devenir.
Dib se référera également aux parlers populaires comme l’argot français pour certains personnages que ce soit par exemple dans Mille hourras pour une gueuse, pour Habel ou pour Le désert sans détours : cette opération de transcription s’appuiera toujours sur la vigilance de l’écrivain par rapport aux langues officielles, classiques et normalisées, qu’il cherche à éviter dans leur appartenance à une conception de la réalité issue principalement des idées dominantes. La théâtralisation de ces langues participe de cette tentative et ce cette tension du dévoilement du caractère factice de leur emploi mécanique.
L’argot atteint et possède dans les livres de Dib, la même puissance de décentrement que le langage simple et dépouillé qu’il prête aux paysans : il souligne l’altérité des choses qui nous entoure, l’hétérogénéité des perceptions, la diversité des regards portés sur le monde, notamment lorsqu’ils s’élaborent en dehors des délimitations dominantes ; le langage qui en est issu est toujours à la fois vecteur et résultat du changement. Il entretient les décalages et érode les catégorisations sociales.