Le nom secret

Dans la dernière partie de son œuvre, Dib revient indirectement sur le problème qui peut être, en partie du moins, désigné sous le terme, par trop galvaudé, d’être qui s’énonce à partir de la question « qui suis-je ? »

Sous les images de soi et les appellations pratiquées à l’égard des différents narrateurs de ce qu’il est convenu d’appeler la trilogie nordique, une question se profile : celle qui concerne la lointaine et différente histoire du narrateur, celle qui a un rapport avec sa terre d’origine dont il est issu et qui est d’un autre bord culturel et civilisationnel.

Les narrateurs/narratrices des Terrasses d’Orsol, du Sommeil d’Eve, puis de Neiges de marbre, mais également L’Infante maure, parlent successivement de nom secret et de nom véritable, sorte d’oblitération et de silence fondamental qui les concerne et qu’ils ne peuvent partager que de deux manières : la fraternité ou la communauté culturelle d’une part, et, d’autre part, les liens de sang et plus précisément ceux de l’ascendance et de la descendance.

Ils se transmettent ou se maintiennent dans ces conditions particulières qui impliquent la présence d’une culture commune, avec pour arrière-plan, des convictions communes qui sont de l’ordre de la croyance ou de la foi  ; ou à défaut, ils supposent la continuité génétique, le partage incontrôlé mais réel d’un certain nombre d’attitudes et de réflexes, qui se transmettent à travers les générations, comme les ressemblances physiques décelables extérieurement, mais également des points communs intérieurs, de caractère et de personnalité, qui ne sont décelables que de manière casuelle et contingente.

Ces liens ténus constituent la trame de fond sur laquelle viendra se fixer la question du nom secret, celui qui nomme au plus près l’intériorité de la personne concernée : il implique notamment une langue de l’intimité première avec les mots, langue inventée ou réinventée de l’enfance et des pratiques ludiques qui l’accompagnent.

Or, dans l’œuvre dibienne ce nom est oblitéré, du moins dans sa version originelle, qui a notamment un lien avec l’arabe, langue de l’enfance et des premiers apprentissages. Il ressurgit de manière métaphorique à travers les jeux impliqués par les termes de Loup et de Louve qui sont en rapport de traduction avec le nom même de l’écrivain et qui semble traduire le rapport de clandestinité doublement entretenu par le créateur avec sa culture d’origine, populaire et lointaine et celle qu’il pratique, savante, étrangère et livresque. Il n’y trouve pas de statut et de position définitive comme il le dit dans L’aube Ismaël. 122

Il ressurgit à travers l’observation que fait le narrateur des jeux de langage opérés par sa fille Lyyl, jeux qui concernent plus précisément la mise en « absence-présence » des objets et des êtres, sorte de dialectique dont elle est l’unique dépositaire et dont elle use devant son père, comme pour l’initier aux lois improbables de la mise en parole du monde. Dans ces instants privilégiés de rencontre avec sa fille, il se souvient alors de sa propre mère qui est en train de mourir dans un pays lointain qui fut le sien : il reconnaît indirectement sa propre distance d’avec sa fille en se remémorant celle qu’il accuse avec sa propre mère. Il nomme également sa propre mort à travers sa position entre sa mère et sa fille.

Cette activité de nomination montre d’abord l’évidente solitude dans laquelle se trouve celui qui apprend à parler et à communiquer, expérience première à laquelle le choix des noms et leur partage (ou non partage) préside.

Dans ce cadre, le nom secret assume l’ivresse solitaire et la souffrance de la non appartenance : le lecteur se heurte aux conséquences de l’exil premier du narrateur ; il n’est convié que très partiellement au spectacle immobile de ce codage de l’illisibilité dont il ne peut repérer que les principaux motifs qui se rattachent à la fonction fondatrice et première de la culture populaire.

Notes
122.

Voir L’aube Ismael, pages 49 et 65.