Talismano, premier roman de Meddeb, frappe par l’ampleur des références culturelles qu’on y retrouve, amoncelées et mêlées au cœur d’un espace hautement significatif et qui représente lui-même des couches d’histoire contribuant à une socialité sédentaire exemplaire, à savoir la ville de Tunis.
Les principaux lieux de cette ville deviennent le théâtre de parcours transgressifs qui servent à dévoyer complètement l’espace de cette ville et sa signification, ce dernier devenant alors l’envers de sa topographie d’origine, invertissant les signes de la socialité citadine, et provoquant ainsi l’activation de toutes les possibilités transgressives de ce même espace. Ces dernières sont en rapport avec les tabous c’est à dire les limites fixées dans ces mêmes espaces par le recours à la morale, à la religion, à la bienséance, à toutes les règles anthropologiques de survie, dont celles de l’interdiction de l’inceste et celles de l’avunculat.
Certaines de ces règles sont déjà remises en question au sein même des pratiques populaires quotidiennes qui prennent un certain nombre de libertés avec l’interprétation et l’application de la loi coranique .L’exemple du recours à la magie permet de constater que cette dernière n’est pas totalement antinomique avec le vécu quotidien d’une religion, même si par la suite, les évènements prouveront que cette tendance peut s’aggraver jusqu’à devenir complètement transgressive.
La geste populaire qui prend en charge les évènements est constituée par tous les corps de métiers, les corporations artisanales, celles qui remontent à une lointaine histoire liée à celle de Tunis et à sa grandeur ; elle est aussi composée par tous les marginaux, les acteurs des dessous de l’Histoire, les insoumis, tous ceux qui ne rentrent pas dans les figurations sociales attendues.
Meddeb y effectue une relecture traditionnelle des cultures populaires et de leurs représentants en en faisant notamment les héritiers de savoirs traditionnels en général parallèles aux savoirs officiels plus ou moins rationalisants :
L’alchimie reste un motif explicatif central de ce déploiement stratégique dans l’espace ; elle sert notamment à baliser tous les parcours du narrateur en ressurgissant dans les détails des couleurs et les motifs architecturaux ; brusques décharges de tonalités et de formes particulières, elle sollicite du lecteur une activité parallèle qui convoque une sorte d’imagination des sens, notamment la vue.
Car le monde des artisans, des embaumeurs, des sorciers et magiciens n’exclut jamais le corps, sollicité dans ses dimensions concrètes et symboliques en rapport avec les significations respectives du microcosme et du macrocosme, telles qu’elles étaient transmises depuis l’antiquité à travers les civilisations arabo-musulmanes, puis occidentales et européennes, et enfin jusqu’à nos jours à travers les différentes formes de ce qu’il est convenu d’appeler la mystique.
Le petit peuple de Tunis est donc indirectement apprêté à recevoir ou du moins à porter cet héritage qu’il ne saisit pas toujours dans son ampleur : il est même le seul, qui, dans son esprit de révolte, de fronde et de remise en question d’un ordre social de devanture et d’hypocrisie, peut assumer la portée symbolique de la démarche transgressive qui va bouleverser la ville et désigner les points de faiblesse qui la caractérise.
Cet acteur turbulent et désordonné va permettre et accompagner le narrateur dans son parcours d’initiation à l’envers et il va permettre son accomplissement, ainsi que celui des parcours d’écriture du narrateur.
Les rapprochements qu’il va consentir entre les éléments venus de couches temporelles différentes et de pratiques religieuses et magiques, elles aussi datées différemment vont permettre la mise en place, outre un espace de nature labyrinthique, même s’il laisse apparaître la figure de l’athanor, comme nous l’avons montré dans notre première partie, un espace intensément codé, dont les couleurs et les motifs vont constituer une mosaïque.
Cette dernière apparaît à travers les procédés de rapprochement et d’évent concerté pratiqués par la narrateur et qui lui permet de faire de son texte un espace de sémiotisation au sein duquel les unités fonctionnent en interaction, les unes par rapport aux autres dans le cadre de relations de ressemblance, d’analogie et de métaphorisation qui concernent notamment les aspects symboliques de l’écriture.
Par ses aspects de « savoirs » fluctuants, non inscrits, clandestins et transgressifs, la culture populaire devient donc le moyen privilégié de déposséder les instances dominantes qu’elles soient de nature culturelle ou linguistique, des représentations qu’elles donnent d’une ville , d’une langue, et des pratiques sociales qui les caractérisent et les accompagnent. Par ses capacités d’accueil, de transformation et d’épuration vers l’essentiel et donc de sélection, les cultures populaires représentent de véritables moyens actifs d’échapper aux lieux communs et aux nivellements culturels par le bas, parce qu’elles permettent de conserver les originalités et les diversités.
Ainsi, elles se mettent dans la perspective d‘une intense créativité, pas toujours accessible, en tous cas intervenant selon un code, une codification, un cérémonial, et non pas un ordre, dans une avancée toujours surprenante, car procédant par sauts qualitatifs, non selon un axe rectiligne, mais selon une spirale, un point d’achoppement, autour duquel les sens flottants s’enroulent mais restent néanmoins suspendus, en fluctuation et en suspension.
Le caractère non systématique et non achevé des cultures populaires, ainsi que leur aspect transitif, d’appartenance collective, de circulation et d’échange libres leur confère, au-delà des simplifications à outrance dont elles ont fait l’objet, une véritable densité et complexité, qui sont d’autant plus puissantes qu ‘elles échappent aux observateurs sociologisants : l’efficacité de la culture populaire est de nature symbolique ; elle agit par l’intermédiaire des représentations et des signes acquis en enfance et donc, échappant en grande partie aux disciplines s’appuyant sur les phénomènes et les observations concrètes ; elle intervient également au niveau des imaginaires et des lectures que ceux-ci sont en mesure d’induire plus ou moins directement chez les individus et notamment chez le créateur.
Tout comme pour Dib, ces cultures populaires et la lecture « vivifiante »qui en est faite par le narrateur, (qui est aussi conteur et donc « arrangeur » et scénariste et donc aussi acteur de cette même culture populaire), constituent en fait des matrices d’illisibilité qui sont à l’origine même du travail d’écriture, auquel elles offrent une exemplarité, un modèle tabulaire et relationnel qui lui permettra d’appréhender le monde selon la loi de la différence.