Une citadinité active

Dans Phantasia, on peut considérer que le narrateur, je ébloui et halluciné, continue sa quête des racines mêmes de sa personnalité et de sa culture, avec cependant la conscience aiguë de la finitude et de la fragilité des civilisations, notamment celle dans laquelle il évolue et qui est celle des métropoles modernes dont le symbole le plus évident est l’extension spatiale, dont on prend conscience en mesurant l’importance du métro.

Ses pérégrinations restent marquées par leur ubiquité et leur multiplicité, autant du point de vue spatial que du point de vue temporel : la ville reste donc un espace préférentiel au sein duquel il est possible de faire intervenir des acteurs privilégiés et peu communs à savoir toutes les références culturelles dont le narrateur est le résultat en même temps que le porteur-détenteur.

Toujours avec en arrière-plan, les « voyages » de Dante, il effectue un déplacement en surface dans la ville de Paris, en passant notamment par les jardins connus qui la caractérisent comme les tuileries par exemple : images du paradis éventées, distribuées et surtout relues de façon toute personnelle et ponctuelle puisqu’ils seront plus particulièrement le théâtre de la rencontre amoureuse et sensuelle avec Aya.

D’autres déplacements auront lieu en sous-sol, dans le métro, déplacement marqués par les références infernales de Dante, celles de l’enfer coranique puis par le déroulement d’une apocalypse, atomique mais pas seulement, qui fera intervenir les références en rapport avec la mort, celle des civilisations comme nous l’avons dit , mais également la mort dans son aspect métaphysique et culturelle.

Comme dans Talismano, la ville historique va servir d’espace privilégié pour le rapprochement symbolique de toutes les références, pour le déploiement de toutes les possibilités imaginales qu ‘elles portent et qui auront une efficacité symbolique réelle puisqu’elles permettront au narrateur de mettre en place son propre mythe personnel, qui passe par l’importance du nom et de la généalogie, chérifienne, qui contribue au positionnement aristocratique et mystique dont il se réclame.

Ce geste essentiel est possible grâce au caractère compulsif de ce même espace, sorte de « tabula rasa »sur laquelle viennent s’inscrire tous les développements imaginaux, issus de l’activité créative du narrateur ou de sa culture traditionnelle ou moderne.

Modernité et tradition s’entrelacent et tourbillonnent, actionnées dans la démarche d’appropriation active effectuée par le narrateur, qui ne veut rien exclure de ses connaissances et de ses convictions et qui a appris à y trouver des points de jonction qui facilitent le passage de l’un à l’autre.

Les faits de la vie quotidienne viennent voisiner avec les faits historiques et culturels et échangent ainsi leur densité : l’existence du narrateur et sa nomination passent par cette appropriation esthétique du monde, dans lequel tous les types d’expériences ont valeur esthétique et mythique. La banalité n’existe pas : elle est traversée de part et d’autre par des faits exemplaires qui la marquent et dont elle devient la dépositaire, la receleuse, au sein de laquelle on peut les retrouver, à condition d’avoir auparavant suffisamment aiguisé son regard.

La banalité est donc remplacée par la beauté, l’exception et le mythe. Le narrateur y expose sa vision particulière des évènements humains en une grande fresque à travers laquelle les acteurs réels sont en fait les grandes puissances de la nature, s’emparant de l’esprit et du cœur humain, qui agissent : éros, thanatos et les  « dérivés » qui en sont issus marquent les motivations humaines et les déterminent, comme pour mieux amplifier le mythe premier qui inaugure les pages débutantes de Phantasia, à savoir l’inversion traditionnelle entre la réalité et le rêve . Si les hommes croient posséder leur destin et leurs actions, ils ne sont en fait que le jeu d’une illusion fondamentale : ils sont eux-mêmes rêvés, joués, utilisés.

On retrouve dans ce mythe un certain nombre de vérités actives qui nous viennent de la culture populaire et de sa relecture des vérités et des adages coraniques ; on saisit leur importance dans l’écriture de Meddeb, dans la mesure où elles structurent et façonnent la narration et lui donne cette forme hybride qu’elle possède : l’interdépendance entre l’activité imaginaire/imaginale et la recréation du monde environnant, symbolisée par le terme de Phantasia, qui désigne à la fois la puissance imaginative et sa force quasi génésique, la chevauchée fantastique des images positives ou négatives, la fête baroudeuse et jouissive , à l’occasion de laquelle poudre aux yeux est produite par les cavaliers et donc puissance de travestissement est ainsi générée.

La possession active de cette culture érudite et quotidienne que le narrateur affiche, la parfaite connaissance des évènements contemporains et leur exploitation dans une problématique très personnelle, la précision des descriptions topographiques et leur inscription dans une perspective, le plus souvent mythique et même pourrions-nous dire « mythographique »(en nous permettant ici un néologisme), tous ces éléments contribuent à montrer la force de l’intervention de la culture populaire quand celle-ci est vécue et maîtrisée de l’intérieur, quand elle fonde un rapport très étroit avec les lieux et les paramètres affectifs de l’enfance et contribue notamment à relire celle-ci de manière constructive et reconstructrice.

On peut également envisager Phantasia comme une sorte de causerie, à la manière de celles qui sont menées dans le quotidien avec sa dimension orale, au sein de laquelle les liens entre les idées abordées sont de l’ordre de la discussion avec ses sauts qualitatifs, des retours en arrière, des rattachements d’ordre intuitif, mais aussi d’ordre strictement verbal, par sympathie homophonique.

Là aussi, la culture populaire intervient en tant qu’ensemble toujours ouvert, en fluctuations et en changement, libertaire en quelque sorte, permettant les distorsions créatives et personnelles, autorisant la « mythographie », c’est à dire la réécriture et l’exploitation de ses propres mythes fondateurs, autour desquels l’écriture se donnera à voir comme l’opération d’une quête.

La Phantasia (qu’on se souvienne ici de la graphie fantasia) intervient également comme cette référence à l’exubérance populaire, dans ses dimensions de dépense festive, de débordement symbolique, de cérémonial violent et brillant qui permet en fait la reconquête des espaces balisés par ailleurs, grâce à la pure vacuité des formes et de leur élancement, dans le jeu de leurs traits et de la précision jubilante dont ils usent par ailleurs.

Le jeu de langage, qu’il soit d’origine populaire ou d’origine aristocratique et plus érudite, contribue, de toutes les façons, à montrer l’importance du décentrement qu’il organise et prend en charge, pour permettre une redistribution des données du réel, à la lumière des données fantasmatiques qui jouent un rôle fondamental dans la transformation de l’approche du/ des mondes extérieurs et de la vision que l’on s’en fait.