L’intérêt pour la mystique

L’ouvrage publié par Abdelwahab Meddeb chez Fayard est intitulé Les Dits de Bistami : il est traduit de l’arabe par l’écrivain, qui le présente et l’annote par ailleurs. Ces dits, qui réfèrent de suite à la dimension orale, sont sous-titrés par ailleurs shatahat, terme en partie intraduisible, comme le précise Meddeb à la page15 :  « faut-il rappeler que la question de l’ivresse est liée au phénomène du shath ( ﺢﻄﺸﻠﺍ )…Vais-je me hasarder à proposer un équivalent français au shath ?…Le mot shath signifie en langue arabe le mouvement qui produit le débordement… ».

Il y a un intérêt manifeste pour l’opération de traduction, mais pas la plus simple puisqu’il s’agit de prendre en charge une expérience des limites, un état de l’esprit qui relève d’une intériorité intraduisible ; expérience qui passe d’abord par le persan, puis par une traduction en arabe avant que Meddeb ne s’introduise également dans cette chaîne de langues et de traductions. Le véritable tourbillonnement ontologique qui habite la prise de parole convoque et déchaîne une langue qui sera utilisée dans ses possibilités les plus subtiles et les plus fortes.

Meddeb traducteur et réfléchissant sur les conditions de l’expérience mystique n’est, bien sûr, pas nouveau dans cette opération, qui se fait pourtant, d’habitude et aussi selon des critères traditionnels : à savoir, l’appartenance du traducteur à la communauté mystique et la connaissance intérieure de certains critères en rapport avec les états ou stations mystiques, avec la qualité même de cette mystique, d’ivresse ou de sobriété.

Le point de vue adopté par Meddeb respecte cette perspective mais saisit et met en pratique une autre vision de travail : investi de son propre travail littéraire et des problèmes de traduction, de formulation et la forme « extatique » ou « en transe » de ses écrits, ainsi que de la filiation mystico-ontologique qu’il cherche à élaborer, l’écrivain aborde donc ce travail selon deux critères dominants :

D’une part, selon un point de vue observateur et créatif qui est celui de la modernité, point de vue de recherche et d’élaboration, au plus près, des problèmes rencontrés, notamment ici celui des langues en présence et de leur interpénétration ; des images et des imaginaires qui se croisent et s’abordent mutuellement ;

D’autre part , scrutation à partir de l’intérieur, c’est à dire du travail d’écrivain, de la disposition des langues, de leur mise en résonance et de leur fluctuation-rencontre, surtout en ce qui concerne le recouvrement de l’oral par l’écrit.

Ce dernier aspect possède d’ailleurs un lien avec les cultures populaires dans lesquelles l’oralité domine et demeure le vecteur de transmission et de communication dominant .Dans la perspective mystique, on prête également à cette même oralité, une vertu qualitative que ne peut posséder la communication écrite : en effet, les mots vivants renferment dans leur matière, pourtant volatile et fragile, les émotions dans leur puissance de déflagration et d’atteinte de l’autre dans leur intensité de rappel ou de désignation.

On prête même aux mnémotechniques tout le contraire de l’utilisation de l’arbitraire : les sonorités auraient en fait un rapport avec l’essence des choses et leur fonction symbolique. Dans cette perspective, les textes seraient recevables de différentes manières et surtout audibles dans la puissance subtile et mystique de leurs vocables, un peu comme le sont certaines syllabes sacrées dont nous avons déjà parlées.

On le comprend ici, l’intérêt de Meddeb se situe au niveau de l’opération complexe de cette transmission de l’être et les différentes étapes qu’elle peut impliquer, mais on y distingue également l’importance qu’y prend l’aspect paradoxal, extraordinaire et peu conventionnel de certaines sentences de Bistami.

L’opération de remise en question des lieux conventionnels de production de la parole musulmane officielle, effectuée ici oralement par un homme simple, en apparence, tout du moins, intéresse tout particulièrement, et cela d’autant plus qu’il a très peu voyagé : sa connaissance est d’abord inspiration et profondeur ; sa formulation est originale, déroutante, éblouissante (au sens étymologique).

Elle remet en évidence le paramètre que nous avions déjà mis en place, à savoir la complexité de la prise de parole populaire, surtout dans ses prolongements mystiques, auxquels se réfère Meddeb, et comment cette référence du texte lui permet en fait de construire son illisibilité en rapport avec la possibilité d’échapper aux représentations communes de ces mêmes éléments.

Nous retrouvons le caractère d’épaisseur et de travail intérieur qui reste à la base de la formulation ontologique, mais également l’association paradoxale de la complexité-simplicité productrice des discours les plus novateurs et les plus bouleversants de tout l’édifice conventionnel derrière lequel les institutions cherchent à dissimuler la puissance cruelle et sans cesse inattendue de la vie, dans son ampleur et son amplitude.