Nous avons vu l’importance de la réflexion effectuée par Khatibi sur les relectures des « lieux » de savoir musulman prises en charge par les cultures populaires. Ce sont autant d’opérations de dérogation, d’érosion, de déplacement et d’évitement de l’affrontement direct avec la loi qui sont mises en place subtilement par ces mêmes cultures.
Celles-ci évoluent en général comme des paroles annexes ou mineures à travers lesquelles il est possible de poser ou d’approcher de manière ludique et indirecte des problèmes ou des secteurs plutôt frappés d’interdits ou tabous, que la loi musulmane est sensée réprouver, mais qu’elle va cependant tolérer ou feindre d’ignorer.
Nous avons vu que dans La blessure du nom propre, cet ouvrage inclassable et novateur, Khatibi mettait en avant cette force des marges que représentaient les manifestations de la culture populaire ; cette force était essentiellement représentée par le détournement esthétisé de la loi : que ce soit par le tatouage, les contes érotiques ou les sentences et paraboles à caractère plus ou moins fallacieux.
En s’inscrivant dans la zone plus ou moins labile du « divertissement toléré », ou de l’ignorance qu’on accepte parce qu’elle ne peut mettre en faillite tout l’édifice de la loi, le travail des cultures populaires constitue néanmoins une démarche contestataire, qui permet notamment la mise en perspective de l’hégémonie de la loi coranique et son interrogation.
On retrouve dans cette position une sorte de disposition au défi et à l’ironie dissimulée, un irrespect des limites qui permet notamment de tenir compte de certains des aspects fondamentaux de la personne humaine, notamment de son corps et de ses besoins, que ceux–ci se déclinent en besoins alimentaires, sexuels et érotiques ou d’évacuation des déchets. Ces aspects, habituellement gommés des univers religieux, ou strictement codés, ressurgissent sous des jours licencieux mais néanmoins entourés d’une certaine reconnaissance, permise notamment par la transmission orale ou manuelle comme c’est le cas pour le tatouage.
Ce dernier renvoie d’ailleurs également à l’appartenance tribale qui demeure une donnée fondamentale des cultures populaires et qui reste en vigueur encore de nos jours. Force parallèle des atavismes ancestraux qui ne se plient que par la ruse aux lois dominantes, même si elles sont d’origine spirituelle.
On décèle également derrière ces détournements une attitude dont l’auteur lui-même tirera profit et qu’il utilisera comme possibilité déstabilisante de tous les discours établis et notamment du discours littéraire : cette attitude à l’origine d’une vision du monde et des modalités langagières qui vont avec, est celle du rire sous toutes ses modalités, notamment celles qui accompagnent l’ironie et surtout l’impertinence.
C’est donc un regard intérieur qui est ici utilisé par Khatibi : il parle en connaissance de cause car il utilise lui-même ce qu’il a eu l’occasion d’observer et de voir agir lors de sa jeunesse et surtout de son enfance. Son regard s’est aiguisé et il se déplace maintenant dans une sorte de chassé-croisé de ce domaine privilégié et dévasté, qui fut celui de son enfance à celui de sa praxis littéraire : les deux aspects s’éclairent mutuellement et se répondent dans un exercice de mise en perspective et en écho , une sorte de démarche symétrique dont la puissance du rire reste la pierre angulaire, c’est à dire le moyen privilégié d’échapper à tout dogmatisme et de ne se plier qu’à la loi de la fuite et de la remise en question, comme véritable possibilité de mise en texte vivant , répondant aux critères de la différence intraitable.