Le populaire comme défense et expérience des limites

L’origine populaire de l’écrivain a marqué sa mémoire : il y a fait notamment l’expérience de la misère, de la dépossession, du sexe et de la mort. Il y a puisé de fortes impressions et émotions qui l’ont conduit très près du désarroi, de la solitude et de la mort.

Ces limites atteintes, il en est revenu avec les convictions que les textes à produire et à écrire doivent porter la marque de ces rencontres terribles et inoubliables, qui ont marqué sa mémoire et plus particulièrement celle de sa chair et de son corps d’un fer vif et cuisant, une sorte de tatouage, la lettre même de la souffrance et du morcellement de soi lorsque cette confrontation a lieu ; la lettre également qu’il a forgée à partir de ce tatouage pour essayer de répondre, de compenser , de reconstruire cette explosion de soi et ce déchirement intime.

L’activité littéraire apparaît donc, dans ce contexte, orientée selon le sens du chassé-croisé dont nous avions parlé dans le point précédent : à savoir un aller-retour tragique entre l’expérience de trauma liée à cette incursion dans le ravage et le délabrement de la culture populaire , du moins telle qu ‘elle apparaît dans La mémoire tatouée, et l’expérience de conquête de la lettre de soi, de la nomination de soi comme activité de quête passant notamment par la découverte du concept d’étrange et d’étranger à travers la rencontre de la langue-autre.

Cet aller-retour engage également une des fonctions de la culture populaire liée à la mère et à son rôle, même lointain, de protectrice : elle confectionne ou elle remet à son fils un talisman qui est sensé le préserver du mauvais œil, bien sûr, mais aussi et surtout de la puissance moderne représentée par l’armée française et les enlèvements de jeunes gens auxquels elle se livrait alors pour enrôler de force ces jeunes « recrues » dans ses rangs.

Ce talisman, ersatz culturel, contient symboliquement toutes les puissances liées à l’univers délabré mais désiré de la mère : désir et amour d’abord, féminité, fragilité, protection et tendresse, douceur aussi qui s’opposent à l’univers rudimentaire et violent du père, de toutes les manières, absent puis mort ; mais également à l’univers théologique et violent tel qu’il est représenté par le cheikh de l’école coranique.

La mère représente l’univers protégé dans lequel évolue, vaille que vaille, l’enfance avant la rupture violente provoquée notamment par le monde de la rue, véritable envers du monde maternel. Après la perte de la mère, ce sera la littérature qui sauvera l’enfant de la stricte déchéance « morale » et commune. Il se situe donc entre deux systèmes de signes majeurs : tous deux marqués par le désir de reconquête de soi qui porte l’enfant puis l’adolescent. Dans les deux cas, les signes sont nécessaires parce que leur fonction est salvatrice : que ce soit dans le cadre de la sympathie qui lui fait percevoir le talisman comme un objet fidèle à son enfance et à sa mère, ou que ce soit la dévotion qu’il voue à la langue étrangère qui va lui permettre de pratiquer la littérature, la relation est de même nature : traversée par l’éblouissement, par une saisie totale et intérieure de l’ordre de l’intuition et de l’appartenance.

Le talisman, aboutissement diminué des cultures populaires et des pratiques qui leur sont concomitantes, porte une écriture à la fois familière et étrangère : des signes brûlants qui désignent et éloignent la mère, la maintiennent en suspens dans la mémoire de la vision et de la chair.

La littérature possède également ce pouvoir de rapprochement et de distance ; elle aussi à les mêmes capacités de décentrement et de recentrement : familière et étrangère, elle permet de s’approcher à nouveau de soi, dans un jeu de miroitement et de reflets de mises en perspectives et de reconstruction.

On peut donc dire que les cultures populaires jouent ici le même rôle de fond modélisateur des figures et des formes qui amèneront Khatibi comme les deux autres écrivains retenus, à produire, à écrire, à tenter de retrouver la perte qui les fonde dans une tentative de reconquête constante et qu’ils désirent toujours inédite, et intraduisible en dernière instance.

Le chassé croisé effectué par ces auteurs entre les cultures populaires et une partie au moins de leurs œuvres est donc une opération complexe qui ne se décline pas de la même manière pour les trois auteurs, mais qui comporte néanmoins un certain nombre d’éléments communs :

Les cultures populaires, mêmes oblitérées, oubliées, constituent un fonds de formation et d’orientation essentiel de ces hommes, d’abord déchirés et frappés dans leur identité même s’ils arrivent par la suite à sublimer ce rapport premier de cassure et d’éloignement, d’exil faudrait-il dire à condition que l’on comprenne qu’il s’agit d’un exil existentiel et ontologique qui survivra de manière culturelle.

Elles constituent donc des lettres absentes, enfouies, présentes et absentes, qui s’inscrivent dans le texte moderne et contemporain, mais comme absentes présents, figures détournées et déguisées qui agissent notamment sur les formes du dire qu’elles imprègnent plus particulièrement comme nous avons essayé de le montrer.

Ces lettres absentes, nostalgiques, violentes et ulcérées, jubilantes et extasiées, sont à l’origine le plus souvent des mythes personnels et fondateurs de ces écrivains : elles président au rapport établi par le créateur avec les langages dont il va user ou qu’il va transformer. Les formes absentes auxquelles elles réfèrent, sont en général pas seulement empruntées, mais véritablement adoptées et même vécues de l’intérieur, endossées, vivifiées pour servir de matrices de formulation d’un monde complexe tendu entre les traditions et les différentes formes de la modernité, tout en maintenant le recul que permettent les différentes opérations de transcription, traduction, échange qui interviennent alors.

Cette relation cachée, transformée, à l’origine du secret fondateur de l’écriture est à rapprocher de l’illisibilité  qui caractérise ces œuvres : elles gèrent en effet cette cassure d’origine et la transporte de manière jubilante quelquefois comme dans le cas de Meddeb, pour lequel il faudrait ne pas oublier de mentionner sa relation à l’Italie, patrie des arts, du baroque et de ce mêlement jouissif du quotidien aux mentions quasi quotidiennes de l’esthétique, et qui a également à voir avec sa mère qui garde dans ses traits et sa beauté les marques de la relation qui unissait la Tunisie à l’Italie.

La cassure est aussi celle de cette étrangeté fondamentale qu’implique leur non appartenance et leur lente remontée dans la forêt des signes pour retrouver les signes avants-coureurs, les signes des signes, ceux qui fondent tous les autres et les autorisent en quelque sorte, qui sont à l’origine du vécu intensément esthétique qu’ils ont du monde, qui sont à l’origine de la beauté, au sens que lui prêtait Baudelaire, à la fois familière et lointaine, véritable sentiment sauvage et dérangeant ,qui libère les forces de l’esprit et du sentiment et montre à l’homme son statut fondamental d’étranger et de voyageur en ce monde.

Le chassé croisé qu’entretiennent ces écrivains avec les cultures populaires se situe à mi chemin entre les lieux et procédures d’illisibilité et les matrices productrices d’illisibilité car il correspond à la création d’un espace , de déambulation, de passage et de transformation des matériaux de leur civilisation d’origine pour les mettre en travail et en dialogue avec la modernité qu’ils contribuent à transformer, avec une inter relation d’échange, d’interrogation, d’inquiétude constructive et d’ouverture foisonnante.

Cette relation essentielle reste néanmoins à creuser : nous n’avons fait qu’effleurer ici les termes et les enjeux qu’elle prend à partie et qu’elle produit.