Quatrième partie : Procédures d’illisibilité et cryptographies des textes

Le code littéraire de la cryptographie

La cryptographie est à la fois une « technique d’écriture », une « forme-sens », une pratique et une conception du texte (qu’il soit religieux, littéraire ou politique), qui dessinent, dans leur complexité, une conception du monde, de la communication en son sein, et de ses fonctions dans un univers hiérarchisé, mais cependant profondément habité par le mystère, l’énigme, l’oracle.

Ces derniers ouvrent, en ce cosmos particulier, une multiplicité d’échos qui constituent un espace essentiellement prismatique, caractérisé par le secret et la présence du sacré, c’est à dire notamment de l’interdit, de l’inviolabilité : autant de redoublements/dédoublements d’une profondeur toujours en fuite, en perspective : l’inconnu est donc présent autour et au cœur de cet Espace qui se construit grâce à lui.

La cryptographie consiste principalement dans le chiffrage et le codage de textes, destinés ainsi, au-delà de cet usage immédiat, à une efficience « métaphorique », au second degré, qui ne se déclare pas d’emblée pour tous ; et lorsqu’elle le fait ce sera à travers l’opération qui la recouvre. Cette efficience sera d’autant plus réelle qu’elle ne sera pas visible pour tous, mais seulement pour ceux qui connaissent ou pressentent les lois de codage du texte.

Ce savoir secret mais partagé en tant que tel, va accentuer le pouvoir même de son surgissement, du « happement » qu’il peut provoquer chez celui qui le reconnaît.

La cryptographie (code graphique utilisable par l’émetteur et le destinataire ; signes conventionnels, modification de l’ordre, de la disposition des signes, remplacement des signes) s’appuie sur les cryptogrammes, signes secrets, pleins ou vides suivant l’angle selon lequel on les envisage, recouvrant ou découverts, désignant ou comprenant invariablement, même de manière inaccessible, l’opération scripturaire, graphique, symbolique, qui les habite et les meut vers leur (sens) secret.

La cryptographie peut également concerner la forme même du message, son organisation, la mise en dialogue de certaines de ses parties avec d’autres, la mise en résonance avec d’autres œuvres ou la lointaine évocation , toujours chiffrée des certains des actes fondamentaux des discours dans certaines cultures ou civilisations, autant de démarches qui construisent des pratiques dérobées de mises en sens et qui accentuent la force de la dissimulation, en tant que force subversive et « enchanteresse au sens magique du terme », de l’ordre du langage, qu’elle creuse et envenime dans vraiment le faire disparaître mais pour montrer sa porosité, son évanescence.

Lorsque le cryptogramme intervient, il fonctionne dans le texte comme un signe incandescent : il brille dans le texte, il interroge, il se montre donc sans que cela ne soit prétexte à faire disparaître le texte par le feu, mais celui-ci est présent et travaille à la lente combustion des lieux établis des récits et des poèmes pour ouvrir sur un parchemin brûlé derrière lequel veille une main qui veut laisser son paraphe à qui saura en reconnaître la densité volatile.

Le cryptogramme peut, soit référer aux conventions, les utiliser pour mieux dissimuler la charge inventive, subversive ou simplement reproductrice qu’il véhicule. Il passe donc inaperçu pour « le commun », le « vulgaire », « l’ignorant ». Il n’inquiète pas, ne tourmente pas, ne semble pas poser de questions, mais désigne cependant le caractère « poreux » des vérités établies, des images avérées, des « clichés » indétrônables puisqu’il s’y loge sans y être détecté. Ainsi certains textes, reconnus comme licencieux, de la culture populaire par exemple, peuvent voiler des vérités spirituelles à la manière du Cantique des Cantiques dans l’Ancien Testament ou certains textes de Châabi.

Le cryptogramme prend un simple support, étroit, puisque établi dans les conventions et par elles. Il déborde de ce support auquel il confère un statut étrange « d’objet contradictoire », « d’objet tensionnel » pourrait-on dire puisqu’il « désigne /contient » des domaines, des pratiques qui s’excluent au premier abord, mais cohabitent ici grâce au secret ; territoire/espace du silence, où les discours ne s’excluent pas nécessairement mais perdurent côte à côte, car seuls sont pris en compte la profondeur des mouvements qui les portent et des destinations qui contribuent à leur développement.

Le cryptogramme peut également ne pas référer : il prend ici pour effet le manque ou le défaut, l’absence, l’inconnu qu’il introduit et rappelle ainsi au sein du connu. Il peut s’appuyer alors sur les symboles dont la connaissance, le rayonnement sont peu répandus. Il est, alors, encore une fois, même si cela se fait d’une autre manière, territoire/espace du silence par excellence et renvoie alors plus directement à l’interdit, au sacré, au caractère exclusif et dangereux, virulent (au sens médical du terme) de toute opération du dire /non-dire considérée comme opération magique, opération de « puissance » transformatrice, c’est à dire accompagnée de manière effective par les forces du cosmos qui participent à toutes les nominations, dans les univers traditionnels notamment et peuvent devenir essentiellement déstabilisatrices.

La cryptographie, quelles que soient les formes qu’elle adopte de nos jours (la poésie peut être considérée comme une des formes modernes de celle-ci), remonte donc très loin dans les âges culturels de l’humanité. En ce sens, elle constitue une mémoire des textes, de la pratique et de l’écriture du texte. Elle désigne l’épaisseur même des signes, leur matière volatile et fluctuante, paradoxalement liée à leur propre effacement, leur doublage, « leur trucage » : espaces vides, liés à la voix qui les rend effectifs de manière transitoire ; lieux de passage, »fissures par lesquels s’engouffre/s’éloigne « l’indésignable », « l’intraduisible », ici et maintenant.

Car le cryptogramme est planté, tourné vers « l’ailleurs » : il sert d’habitacle, « de couloir d’engouffrement » pour un souffle qui passe et s’évente instantanément, le temps fugitif de la reconnaissance.

La cryptographie désigne ainsi l’opération de l’écriture en tant que détachement, distance prise par rapport au monde environnant, tout en tentant de rendre, de faire durer, son épaisseur, sa matière, c’est à dire sa puissance de diffraction/réfraction en s’apparentant notamment aux arts premiers des augures, des talismans, des présages : autant de pratiques graphico-symboliques qui mettent en évidence le caractère aléatoire et dynamique des écritures, portant leur propre mystère, leur transhumance d’évent, leur enracinement dans la fuite, dans la profération et le silence qu’elle ouvre inévitablement.

Ainsi, la cryptographie rappelle le caractère augural de toute écriture : opération première de « repérage », de « dispersion », également (et par-là même) des signes qui manifestent alors leur puissance car ils entraînent celui qui les suscite au-delà de lui-même, de sa volonté et de son désir et lui manifestent alors l’interdit (l’inter-dit), le sacré, le silence définitif, indépassable, irréfutable à partir duquel ils naissent et surgissent.

La cryptographie mesure ainsi la profondeur du texte et désigne la relation intime qu’il entretient avec la mort et la vie. Dans cette conception particulière du monde et du texte, celui-ci est un espace de vivification/circulation, contrairement aux aspects mortuaires et mortifères que décèle Julia Kristeva dans la pratique textuelle des deux siècles passés. 123

Au Moyen-âge, mais également avant et après, que ce soit dans le moyen orient arabo-musulman ou dans les lieux privilégiés que furent les couvents occidentaux, la cryptographie fut utilisée, pour se défendre, à première vue  de toute lecture vulgaire ou réductrice, pour sauvegarder des privilèges.

Certains auteurs, des copistes anonymes (en apparence du moins), utilisaient des méthodes de codage des textes, de dissimulation, d’anagrammatisation graphique et sémantique de leurs textes. Cette attitude existait également en poésie et semble avoir fondé en grande partie, par exemple, la démarche formelle des grands rhétoriqueurs de la fin du XVIeme siècle.

Outre les remarques que nous avons mises en place précédemment sur la cryptographie et ses liens avec une conception sacrale du monde, ces méthodes transformaient le texte en une traversée des apparences et des signes pour faire de lui l’enjeu d’une « convergence productive », à laquelle seule finissait par accéder le détenteur(ou l’amateur) du code, du savoir, mais aussi et surtout du jeu, c’est à dire celui qui sait et accepte que le texte ne soit que « l’espace du passage, du mouvement, de l’intelligence »(au double sens de ce dernier terme) » se faisant, celui qui sait, enfin, que tout texte est toujours au-delà de la lettre même lorsqu’il s’en réclame.

Dans cette perspective, le savoir (quelle que soit sa nature : artisanale, corporative, mystique ou autre) ne peut être de l’ordre de l’évidence ou de l’immédiateté parce qu’il ne peut être séparé de l’opération constitutive/transformatrice qui le produit ; le savoir est d’abord une épreuve : le texte se situant dans cette perspective doit permettre d’activer (si elles existent réellement, mais néanmoins à l’état latent) les capacités interrogatrices, créatrices, mais aussi culturelles de chacun, c’est à dire le degré d’intégration active dans une culture dynamique qui peut être notamment manifestée par les capacités de lire les « rébus » grâce auxquels une culture se donne à lire/vivre. Le je culturel est donc ici un jeu/enjeu de culture à laquelle il contribue ainsi de manière active en investissant dans les textes ses capacités d’activation/revivification qui le découvre à lui-même sujet en mouvement, en innovation.

Au-delà du mouvement culturel auquel renvoie le texte crypté, celui-ci est également, au sens fort, une ordalie, une épreuve par les éléments ou plus exactement par les puissances qui l’habitent, qui le portent et le déportent, puisqu’elles sont, comme nous l’avons déjà dit, prospectives, consécutives de/à tout acte de nomination.

Le producteur comme le lecteur du texte (ici, on pourrait utiliser des pluriels), habitant momentanément les signes et les investissant implicitement d’aspects et de caractères qu’ils ne semblent pas détenir au premier abord, explorent ainsi les pouvoirs d’écriture, les pouvoirs des signes et en mesurent plus ou moins intensément leur caractère intérieur, secret et sauvage, car définitivement instable.

Ils sont alors confrontés à la cérémonie de leur mise à mort en tant que simples acteurs sociaux ou même culturels pour mieux saisir leurs fonctions de signes des signes, pour mieux saisir leurs mouvements de porteurs des signes, dont l’écho, la perpétuation, le passage, les dépassent.

En ce sens, ils expérimentent l’aspect augural et sacral des textes chiffrés. Ainsi, la cryptographie s’oppose à tout savoir dogmatique, puisqu’elle suppose un renouvellement d’expériences toujours personnalisées et intériorisées.

Réminiscences, réactivations du travail culturel plus que millénaire qui chemine en chacun de nous, et plus puissamment encore chez le créateur, les trois écrivains dont nous interrogeons les œuvres, se réfèrent plus ou moins implicitement à cet art de l’implicite et du secret, d’autant plus que celui-ci s’enracine profondément dans les sociétés dont ils sont issus.

Dans ces sociétés, on peut constater sans paradoxe que « la parole est tue », que « la parole est silence » ; en fait, qu’une parole de valeur, c’est à dire qui pèse socialement et qui est par-là même opérante et efficiente, est la parole qui révèle sa tendance seulement, le mouvement qui la porte vers ce qu’elle veut dire mais ne dit jamais que par effacement, par allusion, en pointillés, dans l’évasion même qui la meut.

On ne nomme pas les choses de peur qu’elles ne se résorbent, ou qu’elles ne perdent de leur puissance subjective : on les désigne, on en parcourt les pourtours sans en poser définitivement les « contenus », s’ils existent.

Art de la litote, du sous-entendu, de l’euphémisme, la parole comme le texte, dessinent un territoire et désigne son ultime appartenance : le silence.

Notes
123.

In Semiotiké, Julia Kristeva, Points Seuil, 1979, pp. 143/144.