Ce statut particulier de la prise de parole semble être un des lieux d’enracinement de l’écriture dibienne, romanesque ou poétique et même théâtrale.
L’œuvre dibienne trahit, notamment, un goût particulier pour la parabole (même inachevée, même intraduisible ou incompréhensible), pour l’énigme, pour une parole enfin qui désignerait toujours son ailleurs, c’est à dire le rêve qu’elle produit : à savoir le foisonnement d’images et d’impressions plus ou moins violentes dont elle est l’origine; mais également le rêve dont elle est le résultat, infiniment plus riche, plus profond et plus productif que tout ce qu’elle-même présente et dit.
Les narrations, les voix, les structurations plus ou moins originales de la prise de parole sont le produit de ce rêve, même si elles ont l’apparence de le produire. Cette source d’émanation silencieuse est toujours indirectement désignée, justement par l’épaisseur et l’obscurité qui semble rendre toute prise de parole difficile et problématique, jusque dans sa réception.
Ce « lieu d’émanation » reste profondément lié et mêlé au silence qui le recouvre et le dérobe à toute approche, autre qu’allusive.
Dans le recueil de poèmes intitulé Omnéros, on remarque une organisation en grandes entités cosmogoniques : éros mer, éros terre voisinent avec éros crypte ; cette dernière instance, à la fois cosmogonique et poétique désigne une dimension du monde, cachée, dissimulée, volontairement dérobée derrière les contours plus clairs de l’univers connu, humain, nommé et montré : la prise de parole désigne toujours son ailleurs, sa tension, son désir d’être plus et au-delà. Cette tendance de l’écriture et de la parole reste valable, à nos yeux, pour toutes les productions dibiennes et particulièrement pour les derniers romans.
En ce qui concerne le deuxième des trois écrivains que nous avons choisis pour notre travail, à savoir Meddeb, celui-ci s’engage dans une voie d’écriture à priori différente. Pourtant, dès sa première œuvre son écriture se réclame du talisman (il s’agit de Talismano publié en 1979.
Elle se désigne ainsi comme nomination de soi, comme nomination de soi au monde, mais également comme évent magique du désir, logeant dans les interstices, les brisures, les impossibilités du texte.
L’écriture y est un parcours mythique, comme elle est également un parcours des mythes primordiaux qui furent à son origine et ses prétextes. L’écriture reconnaît ainsi son origine pré-signifiante, qui attribue aux signes une fluctuation magique, une indétermination qui les fonde mais les éclate et fait de ce double aspect, une de leurs principales caractéristiques.
Le troisième écrivain, à savoir Khatibi fonde également son écriture sur un texte disloqué, sans cesse happé par ce que nous appellerons pour l’instant la métaphore poétique. Le texte est sans cesse l’objet d’une dévastation momentanée qui le remet en question, dévastation surgie d’une profondeur à mi-chemin entre le texte et l’avant texte, entre la référentialité et « le vertige », comme l’écrivain nomme lui-même cette échappée du texte dans La mémoire tatouée.
Là aussi, l’écriture excède le récit, le livre, le genre que l’écrivain dit s’être approprié, pour désigner et exhiber/suggérer une lointaine origine qui se mêle aux balbutiements ou à la violence du désir, à l’éclatement des lettres et des mots dans un miroitement augural.
Notre travail sélectionne des œuvres de référence appartenant à ces trois écrivains, mais celles-ci ne peuvent être détachées de l’ensemble de l’œuvre d’écriture ; chaque ouvrage reprend ou prolonge une réflexion, une conception, une inquiétude et répond à une autre grâce à un système d’échos, de reprises, de doubles ou de contrastes qui soulignent le caractère dynamique de cette œuvre d’écriture ; celle-ci se donne ainsi à saisir dans une architecture, c’est à dire dans un ensemble de lois formelles, de rapports analogiques notamment, calculés et évalués dans différentes situations, divers paramètres, dont les variations sont alors explorées de manière discrète.
On peut donc dire, en reprenant le mot de Baudelaire que ces œuvres parlent « un langage intérieur », dont nous tenterons de saisir les axiomes, puis les formes à travers lesquelles elles se donnent à saisir.
Dans ce cadre, on avancera l’hypothèse suivante : un code à la fois formel, graphique et même calligrammatique, existentiel et ontologique préside à ces œuvres d’écriture, en mêlant tous ces aspects, dont il dévoile alternativement les facettes. Ce code, comme dans toute cryptographie, est secret. Lorsqu’il est exposé, ce n’est que partiellement, dans une partie infime de l’œuvre, notamment.
Il est essaimé dans sous une forme métaphorique et allusive, à la manière d’un code volontairement brisé et fragmentaire. Ce code n’est en partie reconstituable ou plutôt abordable, que si l’on suit la technique de lecture des hiéroglyphes ou des rébus, c’est à dire si l’on accepte d’utiliser les différents niveaux du texte dans une opération de décryptage, qui ne sera jamais véritablement achevée. Nous avons initié cette démarche dans la partie précédente en essayant de saisir les matrices d’illisibilité à l’origine des formes de discours utilisées par ce code.
Ce fait n’est pas nouveau en lui-même puisqu’il est inhérent à toute œuvre de modernité, mais ici il prend un sens plus puissant car le plus souvent lié à la quête d’un nom de soi et de l’autre, dans un contexte multiculturel, caractérisé par la violence des lieux communs et des stéréotypes qui empêchent une réalisation originale de soi, caractérisée par la recherche d’une intériorité.
Mais ces rébus sont de toutes les façons, compromis ou incomplets, à cause de l’absence du lecteur, interpellé et violenté parce qu’il est le terme essentiel de ce rébus, mais empêché par divers paramètres, de nature politique ou culturelle, d’aborder ces œuvres et d’en rendre le tremblement de vie et de contestation.
Les aspects phonétique, phonique et oral de ces textes sont essentiels et interviennent directement dans le codage de ces textes et introduisent à cette vie intense et toujours actualisée du texte, à partir de laquelle il peut-être « branché », « raccordé », sur des images, des mythes, des types d’énonciation, elles-mêmes en rapport avec un ensemble culturel, social ou autre, qui sont alors interrogés, mais de manière indirecte, euphémique et toujours ironique et le plus souvent auto-destructrice.
Ce branchement du texte n’est jamais transparent ou évident. Il est lui-même cette question posée à l’environnement plus ou moins direct du récit, qu’il soit de nature directement textuelle ou sociale, ou autre. Sa nature interrogative et contestataire donne donc au texte son caractère solitaire et brisé d’objet singulier et « difficile » à saisir, mais aussi son caractère éloigné de toute actualité.
Mais cette dernière est paradoxalement le centre même de cette apparente distance, de ce silence la concernant, auquel elle confère des échos inattendus et décisifs pour la compréhension de ces œuvres. Ce dernier aspect fait également partie de l’écriture en rébus, qui ne livre du sens que la dislocation, elle-même saisissable que dans le retournement, la symétrie inversée, le symbolisme aussi bien verbal que numérique, qui contribuent tous à faire de la forme un des supports fondamentaux de cette cryptographie.
Cette opération de branchement « différé » nous intéressera tout particulièrement, ainsi que les moyens langagiers et formels qui sont utilisés pour ce faire. En effet, les figures langagières que nous allons essayer de mettre en évidence ne se situent pas seulement au niveau des textes dans lesquels elles travaillent aussi, mais au niveau de la totalité des textes et dans l’inter action qu’ils entretiennent les uns avec les autres, en résonance, en parachèvement ou en apparente contradiction. Nous parlons de chacun des auteurs, mais nous aborderons brièvement les cas « d’intertextualité » entre les trois et essaierons de déterminer quels enjeux structurels et littéraires, mais également dans la mesure de notre possible, les enjeux ontologiques que cette intertextualité détermine.
Ces figures dessinent ainsi un certain nombre de formes qui sont essentielles pour la compréhension des œuvres, non dans leur unité mais dans le projet ou le rêve qu’elles forment et qu’elles dessinent. En effet, l’ensemble des œuvres se projettent et se donnent à voir ou plutôt à deviner dans un entrelacement de formes, dominé par les caractères que nous avons déjà dégagées auparavant et qui sont tous en rapport avec une esthétique de la difficulté, c’est à dire de la dislocation, du flottement, de la suspension au sens chimique et alchimique que nous avons déjà utilisé surtout en ce qui concerne Meddeb.
Elles travaillent également et produisent en fonction des représentations esthétiques qu’elles mettent en place plus ou moins clairement dans les textes : ainsi, l’importance du rêve, déjà entrevue à propos de l’énonciation est ici également un élément prépondérant : l’œuvre c’est à dire, l’aventure d’écriture est jouée à un niveau qui est, lui aussi existentiel : elles est mesure à l’aune de la vie, défi jeté à celle-ci ; si le simulacre s’y loge , c’est parce qu’il répond à la nécessité de se protéger, de se déguiser, également de répondre à certaines sommations de l’Histoire, mais aussi de la personnalité et surtout du cœur et de l’esprit , en tenant compte de toutes les complexités qui font l’épaisseur et l’évanescence de la vie.
Ces figures sont plus particulièrement celles de la litote et de l’euphémisme, du déguisement et du détour ; ces figures s’appuient également sur l’art du blason qu’il soit d’origine poétique ou héraldique. Dans ce cadre, nous utiliserons un terme en rapport avec l’isolement ou le cadrage d’un motif en particulier pour mieux en souligner le caractère essentiel mais scellé ; nous appellerons ce procédé la cristallisation.
Ces figures convergent toutes dans leurs usages, à savoir gérer de manière différente la production ou la dissémination des sens ou installer la différence au sein de l’écriture ; c’est à dire, montrer au sein même du processus d’écriture, les forces réifiantes qui sont au travail ,et simultanément, chercher à leur échapper en construisant une distribution parallèle de la parole, qui empruntera alors des voies qui remettent en question celles qui sont utilisées et canonisées dans la représentation officielle de la littérature.
Nous avions montré qu’il s’agissait pour ces auteurs de « vivifier » le texte, c’est à dire de l’exhiber et de l’utiliser comme un ensemble dynamique, fluctuant, soumis à la charge ou à la décharge existentielle qui est à l’origine des textes ; charge ontologique qui ressemble notamment à la violence même que nous font chaque événement de notre vie qui s’inscrivent dans notre mémoire, chaque flottement que produisent l’ignorance et l’hésitation en nous, la stupeur et l’interrogation qui nous mènent en dernière instance , et qui sont les racines mêmes de la vie.
On rappellera que ces écrivains créent notamment au confluent d’expériences essentielles doublement issues des littératures modernes auxquelles ils appartiennent tous, et des cultures populaires ou savantes auxquels ils sont liés ou auxquelles ils s’identifient par choix, sympathie (au sens étymologique de ce terme) ou par travail réflexif. Ils leur empruntent donc des démarches, des références, des orientations qu’ils réinscrivent et réinvestissent à la lumière de leurs mythes personnels.
Ces mythes personnels liés le plus souvent à la prise de parole permettent de coder celle-ci et l’écriture qui en résulte, grâce notamment au noyau de silence, ce signe dérobé dont nous avions parlé dans la précédente partie, qui appartient également à l’enfance et aux rapports primordiaux et auguraux entretenus avec ces cultures et avec les langues qui les concernent ainsi que les faisceaux de signes et les systèmes organisationnels qui en sont issus.
Toutes les figures rhétorico-structurelles que nous avons retenues correspondent en fait à la mise en évidence de l’oblitération première qui caractérise cette prise de parole ; elles constituent des processus d’équivalence destinés à signaler la présence souterraine ou la présence absence de ces signes qui ne peuvent être « parlés » ou simplement évoqués, qui ne sont pas de l’ordre de la langue et encore moins de la langue française toute seule, mais relèvent en fait de la rencontre plus ou moins violente entre les langues, inventées, strictement personnelles, originales et intraduisibles.
Ces figures opèrent le détour du texte et de la langue pour y creuser une sorte de « trou », d’appel d’air qui menace sans cesse le texte d’effondrement, de résorption parce qu’elles y créent le phénomène d’illisibilité dont il était question dans la partie précédente.
Elles contribuent donc à la dé construction du texte pour en proposer une architecture parallèle au sein de laquelle les éléments non conventionnels et non accessibles qui le constituent ou qu’il désigne plus ou moins implicitement, s’organiseront alors, pour produire un silence « interloquant », un silence en quelque sorte peuplé et bruissant paradoxalement. Silence qui désigne en fait les opérations essentielles de « l’écriture étrangère » ou de « l’étrange écriture » même si l’inversion de la formule n’implique pas exactement les mêmes enjeux.
Destinée à entraîner dans le sillage de l’appel d’air qu’elle crée, le lecteur « élu », celui à même de repérer l’intelligence du texte en action, cette écriture va donc s’adresser non plus à sa compétence mais à sa performance aux deux sens qu’il convient de prêter au terme. La lecture des figures rhétorico-structurelles ou du moins l’intuition et le relevé subtil de leur présence va permettre au lecteur de mettre en activité cette performance et donc de participer à la faisabilité de ce texte invisible et intraduisible qui vient doubler le texte : l’autre paysage dibien, le rêve du livre tel que l’énonce et le pratique Meddeb, la très grande violence telle que la songe ou l’annonce Khatibi.