Dib et l’art inversif de la vie et de la mort

Nous avons déjà présenté la nouvelle Le talisman et toutes les perspectives de lectures qu ‘elle offrait dans sa désignation de la cryptographie comme figure de l’impossibilité de l’écriture fidèle et « réelle », mais également dans les possibilités des transcriptions métaphoriques du désir et de l’amour dans la figure essentielle qui caractérise ce dernier, à savoir « l’intention bonne » (ﺔﻳﻧﻠﺍ).

Nous voudrions cependant revenir sur les significations foisonnantes de l’apparition du talisman, tel qu’il est utilisé dans ce cadre : il est essentiellement un objet de la pérennité, du futur, de l’inscription dérivante, toujours en projet à partir du moment où il se mêle à la fois au jeu d’enfance et à la relecture de l’adulte qui y découvre, alors, c’est à dire, au seuil de la mort, une portée nouvelle. Cette dernière va lui permettre de comprendre ou du moins de saisir les causes cachées et véritablement efficientes, (parce que symboliques, métaphoriques et vitales, au sens où la vie est d’abord un déploiement d’amour, une dépense gratuite), de son supplice et de sa mise à mort.

Face à la violence, à l’Histoire, au délabrement du corps et de la souffrance, le narrateur se souvient de « ces envois d’intention » par lesquels il devenait témoin et pratiquant silencieux de l’amour : sur des feuilles, des pierres, il transcrivait une charge émotionnelle, une densité d’être et l’envoyait alors par la seule force de son intention, vers ceux qu’il aimait, vers leur vie, c’est à dire vers leur intériorité intraduisible.

Il n’y pénétrait donc que d’une manière magique et détournée ; il n’y nommait rien sinon ce pouvoir d’amour, ce pouvoir magique de conversion symbolique, que portait l’objet devenu talisman. Il s’agissait juste de transmettre, par la parole, une disposition de langue et d’être qui travaille à l’insu de celui qui la reçoit. L’acte d’écriture littéraire est ici montré implicitement, notamment dans ses dimensions de don gratuit et de travail transformateur, dont les fruits et les dimensions ne seront visibles ou traduisibles, qu’ailleurs et autrement, dans un mouvement de retour inattendu, en sauvant le texte, le faiseur de textes et le destinataire, d’une mort définitive, injuste et inutile.

Le talisman est donc le support privilégié d’un acte essentiel et invisible, pénétrant, efficient puisqu’il change le sens d’une vie et d’une mort et lui assure en quelque sorte une continuité, une échappée vers le futur (et l’au-delà), tout comme il rend possible ce dernier. La vie et la mort s’échangent ici dans une opération dans laquelle le désir joue le rôle de code invisible mais code de puissance et de déportation, de récupération des énergies et d’inversion des pouvoirs.

Celui qui meurt dans l’ordre des signes violents ( la pratique de la torture utilisée pour faire dire, ou faire avouer ) utilisés pour faire avouer un amour d’appartenance( la tribu, la famille), de sang et de réalité historique, et pour en obtenir le reniement par celui qui le pratique et qui en est issu, en faisant de lui un renégat, celui-là renaît ou accède à un autre ordre amoureux : celui de la gratuité, de la pérennité et de l’anonymat d’amour, devenu puissance transversale, qui parcourt la vie, les récits et les poèmes pour en inverser les sens et les paramètres ; cette modalité nouvelle est constituée par la veille des mots ouverts sur d’autres seuils dans lesquels travaillent les désirs et les « intentions », les vouloirs et les implicites qui contribuent ainsi à modifier la nature même de la littérature et de sa pratique, mais aussi le sens de l’existence dans ses rapports avec l’écriture, notamment.

L’écriture apparaît donc ici comme une figure détournée d’une activité plus profonde ; elle n’est qu’un oripeau qui recouvre l’activité du désir et son intransitivité, son irreprésentabilité sinon par le biais d’un détournement de sens et de construction, que constitue la litote ou l’écriture par litote, c’est à dire par glissements progressifs des sens pour les amener à signifier qu’ils sont ailleurs, toujours compromis, jamais achevés.

L’écriture correspond donc à une équivalence symbolique (on entend toujours ce dernier terme au sens où le pratique Jean Baudrillard) 124  : elle permet d’intégrer et de dépasser la mort et ses différentes formes, notamment celle qu’induit un rapport biaisé ou rendu impossible, avec le monde extérieur, rapport que les mots ne servent plus à essayer de circonscrire, mais rendent d’autant plus opaque et mensonger.

Il en est de même pour le monde intérieur qui peut rester toujours à l’état de rébus, violent, proche à certains moments, mais indéfiniment lointain dans son essence.

L’écriture ne résorbe jamais la mort et ses différentes figures ; elle ne les apprivoise pas non plus, mais elle essaie de s’en rapprocher, et dans son statut d’activité de l’étrange, elle essaie d’y fonder une relation non de familiarité mais de familiarisation, c’est à dire de créer une relation fondée ici sur une scrutation réitérée, une sorte d’accommodation et/ou d’accommodement créé grâce au voisinage, à la fréquentation régulière des situations limites d’énonciation.

Ces situations limites correspondent, sur le plan anthropologique, à celles que l’on rencontre dans le domaine sacré, grâce auxquelles on s’initie en préparant ,comme un voyage ou comme une traversée, l’imminence toujours réitérée de la mort, rive-autre, décisive et irréfragable. On se prépare ainsi à l’abandon total de tous les repères acquis durant une vie, on se déleste des habitudes et des comportements acquis pour poser et reconnaître l’impossible.

On retrouve ce souci d’abandon et de départ dans les romans et les nouvelles de Dib, qui se rapprochent ainsi plus ou moins explicitement de certaines philosophies du vide telles qu’elles sont revendiquées explicitement par Khatibi par exemple.

Ecoles du vide et surtout du paradoxe, pour lesquelles la meilleure manière de « posséder » ou plutôt d’embrasser le monde autrement, reste l’acceptation de sa propre finitude, de son incomplétude, pour accéder ainsi à une autre modalité d’être, qui s ‘appuie sur le renoncement, l’inversion, et la reconversion, l’absence, la volonté d’être ailleurs, selon des signes intraduisibles, et donc impossibles à confisquer et à déformer par une lecture rudimentaire ou par trop laborieuse : On peut parler ici de « stratégie fatale » au sens où Baudrillard emploie ce terme :

‘Mourir n’est rien, il faut savoir disparaître. Mourir relève du hasard biologique, et ce n’est pas une affaire. Disparaître relève d’une plus haute nécessité. Il ne faut pas laisser à la biologie la maîtrise de sa propre disparition. Disparaître, c’est passé dans un état énigmatique qui n’est ni la vie ni la mort. Certaines bêtes savent le faire et les sauvages, qui se soustraient vivants aux yeux des leurs. 125

Dans ce cadre, la nomination ou la prise de parole s’appuiera donc sur un art de l’inédit, de la surprise, mais surtout sur un art inversif qui fera de la mort ou du rêve de la mort, comme nous l’avons mis en évidence précédemment, le lieu même de la prise de parole, et donc d’une vie revisitée, comme réfléchie et pensée de l’intérieur, comme dans la nouvelle Le Talisman ou dans CSRS ,dans lesquels les narrateurs ne se situent plus dans un monde qui réponde réellement aux critères d’existence et de persistance d’un monde réel.

Il s’agit notamment, mais pas seulement, d’une sorte de monde intermédiaire, de limbes donc, à travers lesquels la parole est fantastiquement possible, comme une catégorie de la réalité ou du moins d’une certaine conception de la réalité. Mourir puis renaître sont donc des « actes » de l’ordre du possible, du transmissible dans le réaménagement de la parole.

Le modèle implicite de ce genre de récit est bien sûr le conte, récit immémorial qui prend en considération la condition humaine au-delà de ses limites strictement sociales et rationnelles. Au-delà du conte, des récits bien plus exemplaires fonctionnent ici également comme référence majeure formelle et réflexive : La Divine Comédie.

« Récit » débridé , visionnaire au-delà des possibles tacitement admis, récit et parabole surtout des états intérieurs d’un homme meurtri par la vie et par la perte d’un amour, La divine Comédie introduit également une problématique de l’inversion des valeurs communes, une inscription inouïe des états individuels , des espaces et des temporalités, balayés et sommés de se conformer à un cérémonial de l’inattendu, de l’altérité par excellence sous son visage le plus sauvage : imagination de la mort toujours irréductible et finalement intraduisible, comme l’est la souffrance des damnés, la mélancolique attente des habitants du purgatoire et la félicité des élus aux différents états du Paradis.

L’intégralité de l’œuvre « libre » de Dib, c’est à dire non tenue par des exigences historiques de l’urgence politique et identitaire, partira d’une mise à mort du « moi » social , tel qu’il est préfiguré par exemple par le personnage d’Iven Zohar (on rappellera que Zohar veut dire lumière en hébreu et que le livre du Zohar fait partie de la tradition Kabbalistique et ésotérique juive), puis d’un éloignement progressif des lieux communs et familiers : acte fondateur d’une recherche d’écriture et d’être désormais axée et tournée vers une « définition de soi » aux prises avec les défis d’un monde en constante transformation.

Les mises à mort du « héros » Iven Zohar sont autant d’évènements majeurs, même s’ils passent inaperçus, pour montrer le dégagement progressif de celui-là de tous les types de contraintes qui ont jusqu’à présent, régi sa vie : il s’éloigne, sans signes(on remarque d’ailleurs l’épuration progressif de son environnement familier au profit d’une sorte de citadinité minimale ou de la présence de véritables « seuils » comme les plages, les places centrales de villes inexistantes »)sociaux, seulement accompagné de représentations symboliques d’une intériorité fragile , essentiellement en voie de devenir.

Au-delà de ce qui semble être une démarche interprétative, on constate cependant que la mise en récit de certains motifs de récits anciens ou à facture ancienne et surtout allégorique ou à valeur d’apologue, apparaissent ici comme une « fonctionnalité » majeure. Cette dernière désigne l’importance de la démarche ou de l’attitude intellectuelle qui est à l’origine de la création de ce type d’écrit : création à valeur et à effet foisonnant et multiple, polysémique et à facettes ; création, qui à défaut de maintenir la profondeur des faits, la désigne cependant dans sa force de suggestion, de déplacement et de résonance. Elle interpelle indirectement l’univers environnant en notre époque, principalement concerné par les formulations techniques et matérielles d’un monde volontairement limité aux préoccupations immédiates et positives.

Par ailleurs, l’univers épuré, élagué, minimal et austère dans lequel se retrouve Iven Zohar ou la voix du talisman ont pour fonction d’évoquer à la fois une certaine condition humaine, mais aussi et surtout de poser un axiome fondamental de la future écriture dibienne, axiome formel et sémantique, « forme-sens » d’une densité qui affleure négativement dans l’écriture mais ne peut être captée qu’accidentellement par elle tandis qu’elle continue son cheminement étrange ;

Cette « forme-sens » est celle de la litote, détournement des sens, stratégie de la pudeur, clandestinité des voix qui ne peuvent accomplir leurs dires car ce dernier reste de l’ordre du scandale et de l’impossible à transmettre ; sorte de silence choisi en fait parce qu’il désigne indirectement sa force symbolique, à savoir la résistance à toute tentative de le circonscrire :

Cette forme-sens permet de faire signifier encore et toujours ailleurs et autrement, dans la confrontation avec soi que provoque la lecture et la rencontre avec celui-ci ; mais également dans le point nodal de ma rencontre en tant que lecteur avec tous les systèmes de réminiscences activés par le texte, son déroulement, sa suspension.

Les réminiscences sont de nature culturelle mais aussi également impressives, imaginales et imaginaires, elles se chevauchent et se modulent l’une dans/par l’autre et parcourent la mémoire mais également la mémoire du corps, qui participe à l’émotion provoquée par et dans la lecture, telle que nous l’avons définie plus haut dans cette partie et dans la partie précédente. 126

La litote implique l’absence d’appropriation définitive du texte, la rencontre avec son flottement avant-coureur d’une découverte qui ne se fera pas immédiatement, ni même dans l’ordre de la conscience rationnelle et clairement délimitée.

Forme-sens de « l’illumination » progressive et informulable, par l’éveil des capacités imaginatives, elle implique la mise en travail des sens oubliés, oblitérés et solitaires, ceux qui concernent en fait une imagination créatrice de soi, une reconquête de soi, au-delà des délimitations imposées à chacun par sa propre socialité et ses appartenances déterminatives.

Pratique populaire, mais également mystique, destinée à « réveiller » puis à maintenir en éveil, celui qui désire prendre la voie, son but est également l’aiguisement du sens du « surnaturel » par la lecture des signes improbables et intraduisibles de la vie et de la mort.

Notes
124.

La définition de ce terme est donnée dans la note 3 de l’Introduction.

125.

In Cool mémories, Jean Baudrillard, Livre de Poche Biblio essais, 1990, page 27.

126.

Voir troisième partie, Les espaces de production de l’illisibilité, page 167 à page 173.