Le poème comme cryptogramme de l’holocauste et de la disparition

Dans la poésie dibienne, particulièrement celle qui s’affirmera avec Formulaires et se développera avec Omnéros et Feu beau feu, puis magistralement avec Ô Vive , l’espace physique, c’est à dire essentiellement paginal et typographique, est entretenu, maintenu et désigné d’une manière exemplaire. Ce procédé de lisibilité/illisibilité correspond à un code de préparation au sens sacral du terme : préparer est un cérémonial dans lequel chaque geste et ici, chaque mot, est régi par un code de solennité et de mystère qui lui confère une place et une fonction propre, à nulle autre pareille.

Chaque mot émet également une vibration particulière qui renvoie à la densité de cet espace, à son caractère « dangereux », exceptionnellement vivant, et étrange. Dans ce cadre, l’espace est donc montré : il apparaît et s’inscrit en tant que tel :blanc, interlignes, rareté des mots et des phrases syntaxiquement constituées, strophes courtes et dénudées , jeux et transmissions implicites de sens grâce aux rapports plutôt interrogatifs et problématiques entretenus entre les titres et les « textes », échos d’une page à l’autre, réminiscences et absences, toutes ces modalités d’écriture contribuent à créer comme nous l’avons déjà fait remarquer une sorte « d’écriture en sur lignage », dans laquelle un autre texte que celui présenté vient se laisser deviner, se profiler dans le vide intervenant comme un élément actif de cette écriture. 

On peut même parler ici de négatif du texte, invisible ou noir , qui ne laisse apparaître les objets dont il est fait, qu’à travers des visions instantanées, incertaines et fugitives, comme dans le cadre d’une vision périphérique.

Cette évocation d’un texte « absent-présent » fait partie des processus d’élaboration d’un rêve d’écriture ou d’une écriture rêvée, mais s’inscrit également dans l’art cryptogrammatique de la litote, comme finalité scripturale et essentielle de toute prise de parole, poétique notamment.

Cette écriture d’une surbrillance lointaine qu’on ne peut apercevoir que l’espace d’un éclair, celui illuminatif de l’impression et de l’intuition, conduit donc à un avènement au sens sacral du terme. Ce dernier ne se produit pas au sein même de la page, mais dans cet espace au-dessus, comme sublimé, indéterminé et idéal (au sens où l’entendait Mallarmé).

Dans cette aire non inscrite et véritablement sublimatoire, les choses « arrivent », elles adviennent, répondant ainsi aux puissances tutélaires et, les représentant, elles se manifestent selon d’autres modalités que celles de la connaissance que nous en avons au quotidien, elles empruntent, celles magiques, du désir, de la séduction, de l’attirance selon la force toujours surprenante du destin.

Au-dessus et simultanément au cœur du texte (les deux situations ne sont pas contradictoires), ces choses, et le mot est choisi ici en fonction de l’étrangeté radicale qu’elles représentent alors, surgissent, élaguent l’horizon familier, érodent le langage et laissent seulement la place à une modulation, un chant, à une sonorité de voix lointaine et ravie (au sens étymologique du terme) par une vision intraduisible et inqualifiable, innommable enfin.

L’espace poétique et typographique se transforment ainsi en foyer au centre duquel les choses (actes, sentiments, représentations) ardent, (au sens ancien de ce verbe qui évoque principalement l’état de passion au sens amoureux ou au sens mystique) brûlent et se consument, mais selon le rythme lent et intemporel du sacrifice, de la mise à mort librement consentie car la victime a conscience de servir à sa propre transformation et à celle des autres.

Feu propitiatoire, lumineux, salvateur et destructeur, l’espace entretenu par la pratique et la parole poétique est un espace qui rend aux mots, aux langages, leur pouvoir igné de brûlure, de morsure vive, mais aussi d’illumination, de transformation esthétique principalement, et également vitale et ontologique, impliquant l’esprit mais aussi le corps, saisi et transfiguré par le feu vivant qui lui rend alors sa capacité de sentir et de ressentir sauvagement, de manière renouvelée et presque vierge.

On remarquera à cet effet l’importance des métaphores en rapport avec le feu chez Dib, mais également chez Meddeb ; métaphores que l’on retrouve chez ce dernier, aussi bien dans les textes poétiques que dans les textes romanesques. Ces métaphores entretiennent un rapport avec le feu alchimique, celui qui soutient et permet la mission transformatrice de l’athanor, celui de la passion, qui permet notamment, dans certains états mystiques, de progresser plus rapidement vers la réalisation intérieure.

Chez Dib, la couleur rousse et blonde (que l’on retrouve dans les prénoms de Roussia par exemple dans Neiges de marbre, mais aussi dans le recueil Ô Vive 127 ) est également à mettre en rapport avec cette accointance avec l’état de passion et de recherche de type illuminative, que la mise en récit contribue à activer, à aviver et à conserver, le texte intervenant alors comme une étape de l’ancrage de l’expérience d’être.

De même, il suggère que les mots peuvent être révélateurs d’une densité d’être et brûler ou arder. Cette position implique ici l’être en état de vie intense, cruelle, qui est également et paradoxalement un état de mort car représentant une condition à fleur de peau, dans l’inextinguible décharge ontologique des choses advenant avec leur puissance de décentrement et de concentration. Les deux états convergent, se superposent et s’échangent, puis établissent cette circulation « étrange », au-delà des antinomies et des binômes qui caractérisent la pensée commune.

Là aussi, la litote construit le texte et désigne son aspect instable, en instance de devenir, pourvu que certaines équivalences puissent être effectuées, notamment celles qui introduisent, grâce au lecteur, le pouvoir d’ignition des images et des mots que nous venons de mettre en place.

Nous avions précisé ailleurs que ce pouvoir de combustion des mots, qui commençaient ainsi à entamer l’intégrité et la familiarité de l’univers environnant était déjà présent dans le roman l’Incendie : l’imminence de la guerre, puis celle de la libération entraînant inévitablement un autre type de questionnement et un autre type de rapport au monde. 128

Cet art détaché du silence qui veut et peut dire plus que les mots, utilise les rapports métaphoriques et métonymiques qui les lient, en active les secrètes affinités, met donc en place une connivence efficiente entre eux et les fait donc intervenir selon des modalités qui sont liées à la rétention, à la discrétion et à une certaine conception de l’arcane.

Cette dernière est le plus souvent en rapport avec la place que prend l’histoire personnelle du narrateur-écrivain avec l’écriture et les mythes d’appropriation et de travail personnel qui en sont issus.

Mais elle implique également une conception de l’écriture liée à une problématique de l’impossibilité du dire intégral et de la fixation d’états limites conformes à ce que nous avons appelé des décharges ontologiques, c’est à dire des vécus intenses, inclassables et innommables le plus souvent car impliquant toutes les dimensions de l’individu, notamment le domaine de l’intériorité et de l’intuition.

Ces états « subtils » entraînent le plus souvent une destruction des capacités nominatives car ils relèvent de ce que nous avons appelé la stupeur, l’absence, l’être- ailleurs.

Dans ce cadre, le déplacement des sens se fait en s’orientant vers une circulation intensive mais improbable, difficile à situer , mouvement rapide, insaisissable, semblable à celui des ondes électriques provoquant des chocs et des étincelles subites, violentes mais éphémères et terriblement déstabilisatrices : les situations mais également les images s’échangent ou renvoient les unes aux autres de manière détournée, clandestine et chiffrée selon les mythes personnels qui travaillent l’œuvre, puis les symboles qui en sont issus, enfin les mythologies plus générales, mais réinvesties selon des modalités particulières appartenant à l’œuvre et à ses rapports avec la vie et la création de l’écrivain.

Cette mise en place du texte est cependant dominée par l’art de la litote, par le souci de la rétention, par l’attitude énigmatique des narrateurs et induite par la narration qui ne veut et ne peut livrer tous les éléments qui la constituent et toutes les puissances qui travaillent à sa mise en mouvement.

Un des romans de Dib est, à cet égard, très représentatif d’une conjugaison de plusieurs niveaux de construction /destruction du sens, de sa dissémination selon des combinaisons qui associent la mise en abyme codée de sa propre autobiographie en même temps que le recouvrement ou le déguisement et la dissimulation des possibilités herméneutiques de lecture sous le foisonnement des images et des références : il s’agit du Sommeil d’Eve.

Notes
127.

Voir poèmes page 17, 43, notamment : Corps inépuisable gloire et D’aube de givre.

128.

Voir mon article dans Poétiques croisées, in Itinéraires et contacts de cultures n°14, 2ème semestre 1991 : De la parabole éclatée à la réécriture de la mystique, pp.119/125.