Enchâssement des paraboles et cristallisation

Le titre du roman renvoie au mythe fondateur d’Adam et Eve que l’on retrouve dans au moins deux des trois grandes religions monothéistes, cependant, il exclut d’emblée Adam et souligne la présence « actante »d’Eve.

Pourtant « l’acte » dont il est question est tout à fait paradoxal puisqu’il s’agit du sommeil, forme d’absence à la vie active, telle qu’elle est le plus souvent définie. En lisant le roman, le lecteur performant dont nous avons parlé précédemment, reconnaîtra Eve, figure intemporelle de la féminité et de la vie, dans ses aspects féminins. On notera à ce propos que dans le recueil poétique Ô vive, un jeu est mis en place entre les sonorités arabes du mot Vive qui implique le passage, par changement de lettre, du nom Hawa à celui de Haya (ﺀﺍﻮﺤ / ﺔﻴﺤ)

Le mythe est également évoqué à travers le rappel du jardin d’Eden 129 puis à travers l’image de la nudité réciproque d’Adam et d’Eve dans un rêve fait par le narrateur, c’est à dire Solh. Il apparaît sous une forme plus élaborée à travers la double énonciation dont dispose le roman : Faïna, puis Solh vont s’exprimer l’un après l’autre, se répondant, s’excluant, nommant les deux faces d’un amour déchiré et souffrant marquée par la culpabilité qui semble être entre autres raisons, à l’origine de la folie de Faïna-Eve.

Même la structuration double du roman, double voix, double point de vue, conflit d’amour et de désamour semble mettre en place une structure véritablement schizophrène, un dédoublement qui va faire de ce « récit », le livre de la folie et de l’amour, en essayant de « définir »très indirectement ce que sont la folie et l’amour.

L’origine de la culpabilité de Faïna est l’amour que porte cette femme pour un homme étranger, qui n’est pas de sa civilisation, qui n’a pas sa couleur d’yeux et de peau, qui est « un Juif ou un Arabe » pour reprendre l’expression utilisée par ses parents. Amour adultère également puisqu’elle est déjà mariée et qu’elle aura un enfant de son mari ; amour doublement adultère puisqu’elle s’est attachée à un étranger, mal accepté dans son pays, et par ses propres parents, comme nous l’avons déjà dit.

L’amour est donc ici essentiellement déstabilisant, jusqu’à devenir déstructurant puis destructeur de soi notamment.

Pour fuir cette perspective de perte de soi culturelle et identitaire, qu’elle ne peut assumer, Faïna va choisir une forme métaphorique de l’échappée hors de soi : il s’agit de la folie, de l’oubli de soi (et/ou de la confrontation sur un mode autre, selon les rivages intérieurs et insaisissables de l’inconscient), de l’enfermement dans un ailleurs qui est soi-même.

Pour exprimer cette situation difficile, conflictuelle et douloureuse, le narrateur, Solh, a choisi de recourir à un mythe nordique et donc local : celui de la fiancée du loup qui devient occasionnellement la louve.

Cette dernière est, d’après le dictionnaire des symboles, la femme chasseresse, celle qui répond positivement aux intimations de son désir, et à celles de la séduction. Elle s’éloigne ainsi de son foyer et de ses enfants, pour rejoindre le Loup et le suivre, pour des amours sauvages, gouvernées par l’instinct et la sortie hors du balisage rassurant des liens familiaux et sociaux permis et tolérés, pour courir vers la sauvagerie, et la nature brute, sans conventions humaines d’aucune sorte.

Elle endosse d’ailleurs, pour ce faire, entre autres, la folie, qui représente également dans ce cadre un état extrême de sortie hors de la culture et de la socialité, pour choisir une forme avancée et transformée de la mort et de l’absence à l’état de culture, comme la communication, le langage, le travail, la famille.

Au-delà de cette image plus ou moins négative d’une femme temporairement soumise à l’appel de ses instincts, image que le narrateur souligne en mettant en exergue l’intérêt de Faïna pour les prostituées 130 , une autre piste de lecture cryptogrammatique se dessine.

Au-delà et grâce au tableau du peintre suédois Hugo Siemberg, qui s’intitule saga, et dans lequel on retrouve La fiancée du loup, orthographié avec des majuscules, un réinvestissement du même motif, immortalisé et représenté graphiquement grâce au tableau est ainsi désigné.

Les codes de représentations « romanesque » et picturale s’ouvrent l’un sur l’autre, se densifient et s’intensifient mutuellement dans un mouvement dont on ne peut pourtant arrêter la direction de manière claire et tangible. La référence picturale est également un retour, ou du moins un ancrage dans « la réalité » réelle, une sorte de rappel qui sort le récit de son isolement et le tire vers un autre domaine de significations : il suggère notamment que le récit rapporté par la double narration est tourné vers une brèche, celle même qu’induit « la réalité » dans l’épaisseur romanesque.

Les processus habituels de distribution des/du sens dans les œuvres littéraires ou ce qu’il est convenu d’appeler comme telles, sont ici inversés : l’œuvre d’écriture est un tableau, elle ne réfère à la réalité que de manière très indirecte puisqu’elle prétend la remplacer et avoir une préséance sur elle; elle tombe comme une sorte de verdict énigmatique, un éclairage lointain et interlope qui laisse flotter le doute sur les rapports entre réalité et fiction.

Ici, l’œuvre picturale intervient après la mise en place d’un récit ; elle en est en quelque sorte le centre foisonnant, à partir duquel viennent s’étoiler les sens c’est à dire signifier en irradiant dans plusieurs directions selon les ouvertures permises par les redoublements des codes.

Le code cryptogrammatique est donc rentré en vigueur ici en s’inscrivant sous la forme codée de l’énigme imagée, rendue palpable par son existence réelle dans l’histoire quotidienne qui est ainsi indirectement montrée comme la source d’élaboration des images, mais aussi comme le mystère à lever, à relire, à réinscrire en tant que tel.

Foyer de redondance et de fuite, la réalité est devenue illusion, comme elle l’a toujours été, sauf peut-être pour le sens commun. Néanmoins cette incursion d’une référence à la réalité historique nous ramène vers le tissage subtil de la trame de l’écriture à celle de l’autobiographie/biographie du créateur tandis que le narrateur se fait complice de cette opération de transvasement/ renversement des indices et repères « littéraires » ici écrasés par la démarche dominante de travestissement et de déguisement des catégories utilisées par l’écriture romanesque officialisée.

Le loup dont il est question est toujours en rapport avec le patronyme inversé, parce que traduit, du créateur, qui se situe toujours dans un ailleurs intraduisible, mais que pose cependant l’écriture à travers cette opération de traduction et de distance. La traduction est ainsi indirectement désignée comme l’opération de la vie même, elle est en rapport avec l’intensité ontologique du texte, elle-même possible grâce à la clandestinité , grâce à l’enracinement profond du texte, enracinement douloureux , mais également merveilleux comme le conte qu’il tente de rejoindre et dont il fait disparaître l’aspect édifiant et moral pour mieux en montrer la sensibilité souffrante en rapport avec l’histoire finalement simple d’un homme et d’une femme aux prises avec les préjugés sociaux et raciaux.

Notes
129.

In Le sommeil d’Eve, page 24/25

130.

In Le sommeil d’Eve, pp. 216.