Le conte, support de l’activité légendaire

Le conte pénètre ainsi le monde moderne ; mieux, il en transforme les structures en montrant une vitalité renouvelée comme si les motifs qui le caractérisaient avaient la faculté de se régénérer, de traverser les temps et de reconnaître les espaces où il était à même de se fixer à nouveau et de gagner en puissance, en pouvoir de résurgence et de transformation.

Le conte apparaît donc comme une puissance récitante, tutélaire au même titre que l’amour ou la mort, qui s’empare de certaines histoires individuelles pour en faire des sortes d’exemples plus significatifs que d’autres à cause d’un narrateur subtil et attentif : la tâche du narrateur est donc la détection de cette puissance à l’affût derrière l’apparence des choses et l’attribution à celle-ci , à travers les éléments qu’il sélectionne de la vie du créateur auquel il se rapporte, de l’épaisseur à la fois énigmatique et de coïncidences, dont toute l’existence humaine est faite et qui reste le langage cryptogrammatique par excellence destiné à l’élu qui peut le décrypter et qui le concerne , lui, au premier chef comme acteur « acté » de sa propre vie.

‘« Elle y a mis du temps. Elle s’était mise d’abord à se raconter toute seule l’histoire. Je crois. Puis elle me l’a racontée sans que j’aie rien demandé. L’histoire de cette femme qui a tout abandonné, foyer, enfants, mari, pour suivre le Loup. L’histoire de ce loup et de cette femme partis ensemble. Et elle est devenue son histoire. » 131

On remarquera dans cette citation l’emploi du mot loup auquel il est réservé une majuscule, référence implicite au nom propre, patronyme.

Le narrateur, placé entre le créateur et le personnage nomme explicitement le rapport interne, le rapport fatal c’est à dire, inévitable, qui lie cet homme, cette femme et cette légende car cette dernière est devenu la leur. On remarque à cet effet l’ambiguïté de l’usage du possessif qui peut concerner tout aussi bien l’homme que la femme.

Les agencements originaux ou curieux du récit font converger des faisceaux de faits et de représentations, qui désignent tous à leur manière, c’est à dire, plus ou moins directement, l’histoire de cet homme et de cette femme, dont il s’agit de recueillir les traces perdues et abîmées dans l’épaisseur et la cruauté douloureuse des faits, pour en souligner les traits essentiels et les reconnaître en tant que tels.

Simultanément, cette accointance du tableau et de la situation vécue par ce simple couple fait basculer la simple et banale histoire d’adultère et d’amour, au niveau exemplaire de la légende : cet homme étranger, solitaire, de culture musulmane, rencontre cette femme polaire, exquise, à la fois archaïquement belle et tragiquement prédestinée, qui se profile alors, comme un véritable chant d’espoir, une image d’espérance, celle des rencontres possibles entre les civilisations même momentanées  ; rencontre qui reconnaît et assume cependant ses limites : on ne peut aller au-delà des lieux où l’autre veut bien nous accueillir, il ne nous est qu’en partie saisissable et paradoxalement pas dans les lieux de sa socialité, mais au contraire, là où elle se défait, s’érode et laisse alors intervenir les puissances tutélaires, dont nous avions parlées précédemment. L’altérité, différence intraitable, est le terrain ou les irréductibilités peuvent paradoxalement se rencontrer et fusionner, au moins momentanément.

Rapports d’amour, rapports de haine, les histoires de chacune des voix déguisées entament toutes ce long parcours qui est celui d’essayer de montrer comment les mythes fondateurs des uns et des autres, les images et les expériences venues de l’enfance, mais aussi les cultures d’appartenance première construisent également un individu d’ombre et de clandestinité, pétris des rêves qui ont animé son enfance et l’amène ainsi à rencontrer l’autre selon ces mêmes modalités de silence et de clandestinité, dans la chimie opérante de la séduction et de l’amour, selon des lois incertaines mais tellement efficientes et correspondantes à celles de la sauvagerie car faisant secrètement la jonction entre la sauvagerie et l’état de culture.

Les motifs, à la fois légendaires et justifiés d’un point de vue plus réaliste, de la sauvagerie et de la barbarie, parcourent l’œuvre de Dib depuis de longues années et sous différentes formes, dont la plus marquante et la plus décisive reste Cours sur la rive sauvage ; tout comme la dédicace « à Louve » transforme l’œuvre dans son intégralité : elle y inscrit la perspective du chiffre, celle du code, le flamboiement continu et en arrière-plan, d’une légende intérieure/extérieure, qui court derrière tous les récits et agit à rebours, en clair-obscur comme une sorte de lumière intérieure.

L’acte d’écrire est lui même compromis dans sa dimension de distance : il est brûlé de l’intérieur et cède le pas à celui de vivre et revivre intensément cette mise en légende d’une vie, le passage vers l’intransitivité d’une mise en récit complexe.

Il semble que Le sommeil d’Eve constitue l’aboutissement de cette légende ou de cette activité légendaire, c’est à dire la constitution de sa propre légende à laquelle le créateur travaille de différentes manières, dont celles que nous venons de présenter : « Jamais l’impression d’être transporté ailleurs, et d’y être abandonné, ne m’a aussi violemment empoigné. J’entrapercevais le cœur des légendes. […] je voyais d’où Faïna sortait. Ces forêts à enchantements, forêts à loups. » 132

Notes
131.

In Le sommeil d’Eve, page 220.

132.

In Le sommeil d’Eve, pages 196 et 197.