Le motif féminin, producteur de l’activité légendaire

Les femmes que le narrateur présente et qui ont parsemé sans doute la vie de celui qui est le créateur et se confond momentanément avec lui, sont toutes des étrangères, à part peut-être sa mère, dont il parlera dans Neiges de marbre.

Il lui était presque nécessaire que ce soit l’altérité de l’autre qui l’accompagne, extrême bord d’une séduction qu’il lui fallait mener jusqu’à ses termes les plus accomplis en passant par les représentants les plus extrêmes eux aussi de l’étrangeté qui habite l’autre ; ce ne sera que dans ce « dénouement » que les traits de l’identité seront à même de se laisser saisir de façon fugitive et transitoire.

Ces femmes accompagnent et choisissent la sauvagerie et/ ou la Barbarie, au sens bien sûr de différence et d’irréductibilité, obscures ou lumineuses, fragiles ou cyniques, elles sont des compagnes, même momentanées ; elles deviennent aussi des inspiratrices, les effigies armoriales symbolisant l’apogée d’une féminité réconciliée avec elle-même, sauvée et purifiée par la nature des épreuves qui l’ont secouée et qui ont un rapport avec la traversée des apparences identitaires.

Ainsi Faïna peut devenir une icône, figure virginale rendue à une pureté, une essence de la féminité, de l’altérité, débarrassée des scories de son histoire et des vicissitudes qui l’accompagnent. Féminité rédemptrice et sauvée, Faïna devient une reine d’amour à l’image des vierges qui illustrent les icônes et qui ont également le pouvoir de purifier les autres, de prendre en charge leur pêchés et de les absoudre.

On le voit, les symboles, l’usage de la cryptographie et l’appui sur les mythes se côtoient et travaillent à mettre en place une structuration légendaire, qui modifie notamment la signification même de l’activité d’écriture, comme nous l’avons dit précédemment.

Oscillation entre la narration et la biographie plus ou moins déguisée, tissage d’une herméneutique mythologique à l’évocation d’une réalité fugace surchargée de signes et d’énigmes, le roman bascule ainsi sur l’activité du conte , qui reste le support privilégié de ce que nous avons appelé l’activité légendaire : constituer jour après jour sa propre chronique, mais une chronique dans laquelle les mots sont transformés, car traversés par le pouvoir igné qui vient y déclamer l’état de légende, la pérennité intemporelle des motifs qui traversent toute l’œuvre dibienne en une architecture formelle, à partir de laquelle elle redit son orientation fondamentale sur la stupeur, l’interrogation, la rupture, l’oubli et la mort, comme foyer d’interrogations quelles que soient les formes que cette dernière peut prendre.

L’activité légendaire dans le cadre du conte permet même, dans une opération totale, de former une concaténation de types de récits, particulièrement ceux qui relèvent du chiffrage du monde (nouvelles, romans, poésies ), comme s’il s’agissait d’une mise en écho ou d’une déclinaison, selon un mode particulier d’identification, des expériences d’une vie, qui vont alors se fixer ou se cristalliser autour d’un code intérieur constitué d’images et d’instantanés fondamentaux, de symboles également, qui appellent alors tous les autres à venir se joindre à eux, de manière plus ou moins directe ou dissimulée.

Les modalités du conte et du légendaire permettent donc de percevoir et de reconnaître le lien ténu, irrationnel,   « illogique », mais décisif , grâce auquel vont se mettre en place les conversions symboliques nécessaires pour mesurer les actes d’écrire, de vivre, pour y déceler le point d’écoulement de l’un dans l’autre.

Le point d’épanchement et d’échange, qui va permettre également de sélectionner, de retenir, ce qui semble relever, dans une vie, non pas de l’essentiel (car cette catégorie existe-t-elle vraiment ? ), mais ce qui semble participer à sa racine ou à son origine mystérieuse et mythique, et en faire la lointaine répétition de l’essence même de ce qui est vivant, portée par la puissance du désir et de l’amour, captée dans la rencontre entre un homme et une femme, que la socialité sépare pourtant.

Ainsi le simple travail littéraire du roman se trouve ici largement circonscrit et dépassé : la dimension univoque et strictement individuelle de l’écriture romanesque et du cadre dans lequel elle apparaît, tombe. L’écriture, ici, ne s’organise pas pour produire du sens, dans la dimension restreinte de celui-ci ; au contraire et comme nous l’avons dit, la forme choisie ici est celle de l’arbitraire, du mystère et de l’énigme, que tempère l’apparition des voix narratrices, toujours interrogatives et conscientes de leur nature problématique et oraculaire. Cette tension narrative ouvre le récit vers une dimension plus collective.