Disparition du réel et acteurs mythologiques

Les catégories du mystère, de l’arbitraire et de l’énigme sont en fait les acteurs « réels », mais « cryptés », c’est à dire dissimulés, des rencontres, de ce qui semble être des enchaînements, des faits, des interrogations et des réponses, des relations et des récits : rien ne trouve résolution, tout reste suspendu, même et surtout l’amour, puissance d’insécurité et de précarité par excellence.

L’histoire individuelle rejoint une culture ou des cultures à leur confluence, dans le cœur de leur dynamisme imaginaire, grâce à cette modalité du légendaire que nous avons dégagée : le créateur, narrateur-conteur éperdu et souffrant, produit la suture culturelle, qui le rattache à la femme qu’il aime ; tout comme elle fera de son histoire avec lui la réalisation d’une légende locale, mais toujours par la médiation de son nom en arabe, détenteur du secret de son altérité. Cette légende est rapportée par la femme (Faïna) qui en possède le récit initial : pour cette raison, l’homme Solh est le rêve de cette femme : Eve-Faïna ; il en est également le protecteur, et l’ange.

Ce dernier, déjà présent dans Habel, est une figure double : ils sont les anges l’un de l’autre, ils se protègent mutuellement et se permettent ainsi réciproquement d’aller au-delà, ailleurs dans une direction d’aimantation ou « d’aimance » pour reprendre un néologisme actuel ; ils sont les veilleurs l’un de l’autre car ils se permettent ainsi de dépasser leur simple destin égoïste et limité d’individu pour fluctuer vers cette figure double et androgyne de l’ange.

Ne faire plus qu’un tout en gardant son identité d’homme et de femme, venus de bords tellement différents : tâche difficile, mais aussi merveilleuse ou plutôt fabuleuse, au sens littéraire et sublimatoire de ce terme.

Faïna demande à Solh de prier pour elle pourtant Solh est musulman ; Solh verra en elle par la suite une « icône ». On sait l’importance de cet « objet » spirituel dans le christianisme orthodoxe et les vertus spirituelles qu’elle possède pour son environnement : elle protège, elle révèle, elle irradie d’une beauté spirituelle qui est en même temps une grâce miraculeuse opérative ; l’icône est la figuration même des mystères, comme l’est Faïna, figure du pêché et de son aspect paradoxalement salvateur, lumière intense et obscurité simultanément représentées par la même figure.

Les narrateur et narratrice suggèrent une confluence des religions, des spiritualités qui sont représentées par une figure mystique d’excellence et d’exception présente dans le texte notamment sous la forme d’une citation à la page 196. Cette figure est celle du Maître andalou Ibn Arabi, visionnaire et amoureux de la belle Nidham que nous avons déjà rencontrée chez Abdelwahab Meddeb , et qui donne des dimensions nouvelles à la puissance de l’amour en l’approchant et en la présentant dans un cadre universel et mythique.

Cette confluence des religions sera rédemptrice, en accord avec l’amour de ces deux êtres, pour donner à cette puissance sombre, fatale, une valeur salvatrice, mais également pour montrer qu’il n’y a pas de contradiction entre ce que les grandes spiritualités donnent aux hommes et ce que ces derniers peuvent rencontrer comme expériences et sentiments, dans le cadre des relations amoureuses ou autres.

Cette dernière dimension vient s’ajouter à celle de la construction de la légende ; elle vient également désigner ici que le livre, c’est à dire le strict cadre du « roman », se dépasse et désigne un ailleurs, un au-delà, un cadre plus large et même supérieur serions-nous tentés de dire : l’écriture en surbrillance, dont nous avions précédemment parlée, flamboie, au-delà des signes et des communications conventionnels, par intermittences, autour des motifs qui la développent. Le « roman » désigne en effet, pratiquement sans cesse, son inquiétude, sa recherche, sa tension pour se placer autrement, en inscrivant l’aventure d’un homme et d’une femme de manière dense et interrogative en rapport avec d’autres dimensions de l’existence terrestre.

Si le problème de la sublimation et du bien sont posés, celui du mal, de la haine et de l’exclusion le sont aussi, de la page 125 à la page 134, à partir des termes « juif arabe », utilisés par les parents de Faïna, et qui renvoient de manière générale à la différence totale, telle que perçue très péjorativement par les européens et peut-être un peu plus par les peuples nordiques, fort éloignés culturellement et géographiquement de ces peuples ainsi désignés de manière générique et méprisante.

Cette différence totale, telle que vécue de l’intérieur par ces peuples méprisés, s’accepte comme telle et s’enferme dans une attitude de défi et de mise à mort de soi et de l’autre, sorte de course aveugle et en avant, sans issue, course de la sauvagerie, prise dans son aspect obscure et maléfique, qui débouche sur la destruction de soi et de l’autre.

Là encore, Le sommeil d’Eve est révélateur de l’homme, de ce que peut être l’homme, de ce qu’il peut devenir : le livre est donc construit sur le modèle de deux contre-points puissants et complémentaires : la haine et l’amour.

Les multiples visages de l’humanité se dessinent derrière la quête d’amour et de communication qui anime le couple ; c’est à ce titre qu’ils redeviennent Adam et Eve, tentant leur chance de rédemption dans un monde déchiré par l’incompréhension, la haine et la violence.

Le conte et la légende qui structurent le livre en s’appuyant sur la litote, s’orientent très discrètement vers la parabole, plutôt éclatée et disséminée, puis vers l’allégorie qui désiresignifier ce qu’est l’amour, ce que signifie la rencontre d’un homme et d’une femme, ce qu’elle peut devenir dans l’ordre envisagé mais fluctuant néanmoins, de ce grand mythe fondateur des relations hommes/femmes : celui d’Adam et Eve.

Au-delà, au sein de l’écriture mise en jeu et que nous avons déterminée comme écriture cryptogrammatique, dans laquelle est produite l’énigme et le mystère, ce dernier est également à prendre au sens sacré et spirituel, « culte réservé aux initiés, mais également en tant que « dogme » révélé inaccessible à la raison. » tel que le définit Le Robert.

Le sommeil d’Eve et l’existence qu’il mêle aux fils de sa narration, comprennent des éléments incompréhensibles et non rationnels, dont la chronologie elle-même reste problématique. Ces éléments sont en rapport avec les attirances et les destins, les vides inattendus que l’existence présente au désir de sens et de balisage qui nous anime.

Dans ce cadre, La fiancée du loup, tableau plus ou moins célèbre, est une estampille du destin : un symbole qui ne s’affirme pas en tant que tel, mais foisonne cependant et autour duquel se disposent tous les autres motifs, ou à travers lequel ils s’ouvrent comme autant de pages d’un livre invisible et complexe, miroitant, au sein duquel, on retrouve aussi bien des mythes païens, très anciens, sauvages ; que des mythes en rapport avec l’Islam ou la Chrétienneté. On passe également d’un état obscur de l’amour à un état lumineux, même non résolu, suspendu dans l’incertitude de l’avenir et de la relation.

L’art romanesque, transformé ici en art du conte permet ainsi la mise en perspective, notamment autobiographique, tissée à une dimension mythologique, reconquête fantasmatique de soi et du monde, traversée fabuleuse des signes et flamboiement de ces derniers dans une réappropriation ontologique décisive.

Le summum de la fonction non plus seulement rhétorique, mais véritablement existentielle de la litote, et à travers elle de la cryptographie, est ici atteint puisque les différents motifs que nous venons de décrire désignent en fait un réinvestissement mythique de soi et de sa propre histoire, mise en légende, mais toujours dans la discrétion et le silence, le détour et la dérobade.

Le sommeil d’Eve, reprenant sous forme codée, le mythe du Bien et du Mal, ne peut être lu sans la référence aux Terrasses d’Orsol. Alors que ce dernier présentait la perte de soi sans la médiation de l’amour, juste l’extinction des noms sans la reconnaissance de soi , on retrouve dans ce dernier roman, le pouvoir salvateur et réconciliant de l’amour , signifiant majeur à même de remplacer le nom éventé ou du moins de le reconquérir en partie puisque ici la traduction fantasmatique et symbolique du nom, grâce à la légende et l’activité qui la caractérise, entraîne enfin la réalisation de soi dans l’amour grâce à cette dimension à la fois fraternelle et désirante dont il est composé.

Ainsi le cryptogramme de la subtilité inclut également cette mise en écho fondamentale, cette architecture de passages et de liens d’une œuvre à l’autre, travail et perspective, à travers laquelle se dessine une sorte de « supra-œuvre » sur laquelle nous reviendrons dans notre partie conclusive.

De même Neiges de marbre s’inscrit dans ces rapports de désignation et de complémentarité : l’amour se déchire et se désagrège mais il est sauvé par son visage filial. Les constellations féminines autour des voix des narrateurs et des narratrices tracent ainsi les visages fuyants du créateur qui reste une « production » de ce désir de féminité qu’il porte en lui et qu’il réalise en devenant le « produit » de ces femmes multiples : épouses ou amantes, fille et mère.

Le narrateur devient finalement la production désirante de la grande puissance d’écriture, cette pulsion décisive derrière laquelle se profile la force d’Eros / Thanatos.