Lecteurs et initiés : les buts de la cryptographie

Le lecteur est indirectement le levier subtil et attendu, désiré même de cette grande fresque à laquelle il participe comme conscience créative. Comme les personnages, les narrateurs et le créateur portés et transformés par la force attractive, déstructurante et désirante des récits, le lecteur est traversé par la même puissance qui brouille alors ses habitudes de lecture tout comme elle bouleverse d’abord ses attentes de récits et de sens.

La dépossession à laquelle il se trouve néanmoins confronté et l’absence de clés immédiates de réalisation de la lecture comme construction sensée, chronologique et ordonnée, l’amène progressivement à glisser vers une modalité inattendue et incertaine de la lecture qui implique notamment un certain abandon, un laisser-aller au sein duquel le lecteur va d’abord être confronté à sa propre ignorance et à sa ligne désirante.

Les traits d’ombre qui caractérisent cette dernière sont autant de glissements vers un état de vacance, de recherche et d’inventivité dans lesquels la mémoire, le rappel du patrimoine populaire, les réminiscences des contes et des légendes viennent s’entrecroiser et créer ce qu’on pourrait appeler une conscience du merveilleux. Mais au-delà encore, il s’agit d’une conscience spirituelle, capable de reconnaître sous le voile du quotidien, les signes intangibles d’une geste plus vaste et silencieuse.

Pendant que les réflexes de la raison s’égarent quelque peu, ceux de l’imaginaire créateur s’éveillent et jouent un rôle fondamental, celui de reconnaître et de souligner les réminiscences que la possession de cette intuition spirituelle a laissées en lui. Que l’on se souvienne ici de la nouvelle Le Talisman, dans laquelle le narrateur fait allusion à la sourate coranique intitulée le dépôt, dans laquelle est décrite l’acceptation par l’homme de cette charge en lui, le faisant témoin et donc dépositaire d’un souvenir, qu’il doit réactiver au cours de son existence, sous peine de mourir oublieux.

Le lecteur devenu pièce active de ce puzzle constitué par la lecture de ce texte vivant, est bientôt soumis également à cette puissance du texte qui l’interpelle, le travaille, l’investit et l’amène à devenir lui-même code, c’est à dire clé de décryptage, possibilité d’exergue et de compréhension à chaque fois différente et ouverte sur des perspectives renouvelées.

Le lecteur, tout comme le texte, vivent, c’est à dire qu’ils réalisent les potentialités croisées que chacun d’entre eux portent et traduisent. Le lecteur est nommé, réalisé par la portée nominative, presque magique du texte qui gouverne, en même temps qu’il déporte et qu’il décentre.

Texte enchanté et enchanteur, il entraîne vers le foisonnement de l’imaginaire et du symbole ; il suggère l’épaisseur des motifs qui l’habitent et la densité ontologique à laquelle il convie. Il conduit également au silence de la stupeur, mais surtout il ouvre une autre lecture, semblable à celle de l’éxégèse, et de l’herméneutique, d’attention soutenue vers le débordement des signes, ou leur silence actif et bruissant, comme les mots d’une langue inconnue.

De même, le texte ouvre sur un autre livre, qui se profile derrière celui permis et toléré par les institutions et la doxa, livre au sein duquel se perpétuent les mythes, dans lequel ils prennent racine dans notre quotidien et dans nos situations d’infraction et de viol des consensus sociaux, qui restent nos meilleurs situations d’apprentissage, sur nous-mêmes et sur les autres.

Livre total, entier, au sein duquel se réécrivent les vies les plus anodines pour se mesurer à l’aune de la mort et de la légende. Livre qui conduit également au pays d’enfance dans lequel les grands mythes redeviennent actifs et agissent de façon plus ou moins différée sur nos comportements et dans nos existences.

Cette vertu d’enfance que Dib développera dans Neiges de marbre et dans l’Infante Maure, rejoint indirectement cette faculté de déceler derrière les mécanismes acquis et les idées préconçues qui nous sont inculquées au quotidien, le flamboiement des signes et le codage presque ludique de l’univers environnant.

Le lecteur change de statut et devient un initié, c’est à dire celui qui partage les mêmes savoirs de silence, de dérive, mais aussi d’inventivité et d’attentes renouvelées par rapport au texte pour lequel il devient dépositaire d’un savoir pragmatique et performant dans la mesure où il sait ne pas savoir définitivement, mais seulement, dans l’autre livre qu’il a perçu en passant par certains vocables, certains motifs dont il a reconnu l’importance, l’organisation et la force.

Lecteur du désir et de la transformation de ce dernier en code fondamental de reconnaissance du texte ; lecteur également de la mise en place de la sphère du sacré, comme code de suspension, de stupeur et de recharge symbolique du monde, il devient une des lettres du mot total rêvé par Dib, il lui donne souffle et vie le temps d’une lecture d’excellence, qu’il décline alors comme la vie elle-même, avec la même puissance d’évent et de singularité sensuelle.