L’espace ouvert par l’écriture chez Meddeb est vite surchargé, exténué par l’amoncellement, la prodigalité, le déferlement des signes, qu’ils soient culturels comme dans Talismano ou scripturaires et culturels comme dans Phantasia.
Ses signes de diverses natures ont pour fonction de montrer d’abord l’évolution historique des écritures (comme dans Phantasia), leur pérennité, leur transmission à travers le temps.
Ces signes sont aussi et surtout une représentation indirecte de la primauté de l’écriture en tant que forme, déferlement de formes même, qui désignent également la diversité des langues.
La conjugaison des signes, des espaces, des temporalités et des langues désigne en fait l’opération qui sous-tend celle de la vision, à savoir, l’inversion des lieux communs, de la conquête d’autres lieux du dire et de la production de ce dire, d’une autre écriture enfin et à travers eux, une reconquête du monde ainsi transformé.
Ce dernier apparaît donc essentiellement comme le domaine de l’altérité, à laquelle va se mêler celle du narrateur : glissement des signes, constitution des énigmes à travers l’amoncellement des images et la diversité des références, se transformant sans cesse de systèmes d’équivalence en conversions fantasmatiques, la réalité se donne à voir sous forme d’énigmes qui se chevauchent et se désignent les unes les autres dans un mouvement dialectique.
La réalité ne s’appréhende donc pas comme une, comme possible dans un sens unifié, comme cela pourrait se faire par exemple dans un contexte réaliste et « achevé » ou « délimité » : ici, elle fluctue, aux prises avec les transformations à la fois inattendues, prolixes et éphémères dont elle est faite.
On ne parle donc plus d’ailleurs de réalité : le narrateur parle de rêve (dans Phantasia), comme il dédouble Tunis, ville réelle et historique, d’une ville fantasmatique dans Talismano, au sein de laquelle aura lieu par la suite un étrange parcours subversif et iconoclaste, celui de la destruction d’une modernité imposée et limitée aux signes conventionnels de sa présence superficielle, pour laisser la place à une « chevauchée fantastique » des signes libérés du monde traditionnel.
Il s’agira alors de la quête d’une modernité ou d’un état de modernité, venu de l’intérieur, inventé dans une véritables dynamique sociale impliquant tous les acteurs sociaux révolutionnaires, à savoir les corporations de base d’une économie traditionnelle.
La réalité est donc une forme qui apparaît à travers différentes visions. Elle est tissée dans une association d’images qui se superposent, s’étoilent les unes les autres, dans un mouvement kaléidoscopique.
Ce mouvement est celui qui confère à la réalité sa capacité d’enchâssement, de renouvellement, dans une structure qui serait celle du rébus. Les images se découvrent, s’installent momentanément, prodiguent un instant leur puissance suggestive et polysémique pour finir par s’éloigner et céder la place à d’autres qui viendront agir selon les mêmes lois de configuration et d’élaboration.
La forme du rébus permet donc de rester fidèle à l’énonciation-clé d’une conception de la réalité que nous avons précédemment relevée : la réalité est un rêve, rêve du narrateur notamment, intraduisible en d’autres termes que ceux livrés par le narrateur lui-même, car elle suppose toujours une « épaisseur » et un « miroitement » dont le narrateur est le seul à posséder les clés d’élaboration.
Le rébus s’installe donc comme une figure de la discontinuité et de la rupture, de l’innovation active du rapport à la réalité : il débouche sur l’utilisation nécessaire du principe de chiffrage et de complexité qui caractérise à la fois la vision du narrateur et la présentation du rapport à la réalité.
La fuite du narrateur, esthète et artiste, conjugue le principe des images qui s’inscrivent et se superposent, s’effacent et se diluent, à l’idée de trace, produisant ainsi une fresque : le lecteur saisit, en effet, ce mouvement multiple qui se donne à voir, à travers cette double, triple, voire même quadruple opération de surimpression : images, gestes choisis et arrêtés, hiératiques comme dans le cadre d’un hiéroglyphe ou d’un blason.
Il s’agit alors de représentations symboliques, toutes plus ou moins suggérées sous l'accumulation des images : cette mise en écriture tente de construire un système synergique et synesthésique, dont une des fonctions serait de désigner le métissage, en profondeur dont est constitué la modernité (ou la post-modernité).
Le pari reste cependant ici celui de désigner ces dimensions grandioses ( au sens littéraire du terme ) dans le cadre étroit et arrêté du livre, tel qu’il est défini dans l’espace actuel de la littérature occidentale, alors que le rêve poursuivi est ici celui d’un livre total.
On voit donc apparaître ici, comme pour Dib, toujours en superposition ou en surlignage, un livre lui aussi rêvé, résultat d’une confluence des cultures et des pratiques scripturaires, qui désigne l’activité créatrice dans toute son ampleur, sa polygraphie et son codage : livre total donc, fantasmatique, inouï, fluctuant, productif, livre vivant et de la vie, dans la mesure où il essaie de saisir le mouvement et la métamorphose, qui restent les clés des transformations et des saisissements opératoires essentiels de l’existence.
Au-delà du principe alchimique du feu transformateur/salvateur exposé dans Talismano, on retrouve dans Phantasia, l’échappée fulgurante de l’imagination créatrice, accompagnée du pouvoir visionnaire du narrateur, producteur actif de la dimension du voyage et de la mouvance.
Ces deux expériences s’inscrivent toutes les deux dans le cadre du rapport aux signes : il s’agit d’utiliser leur multiplicité, leur pouvoir de déplacement des lieux communs, leur tendance au foisonnement qui permettent ici néanmoins d’affirmer et de poser une singularité productrice, celle d’un narrateur, dont le propre est l’activité visionnaire et le dévoilement différé par le , d’une conception de l’existence qui tend à réhabiliter les mythes, notamment platoniciens, du monde comme illusion ou comme traversée vers une intériorité dissimulée.