Le coït, comme nous venons de le voir, traduit ce mouvement initial qui le porte, qui peut être désigné comme la force agissante d’Eros, se manifestant dans le travail créatif, le changement, la métamorphose et surtout le déferlement des formes qui se transforment dans un incessant jeu kaléidoscopique.
La fresque imaginale qui concourt à son autodestruction (comme elle la préserve d’ailleurs, également) mais surtout à son illisibilité, est aussi en quelque sorte, l’intuition du couple fondamental régissant notre univers et la représentation que nous pouvons en avoir, à savoir : l’alliance irréversible qui existe entre l’un et le multiple, l’unité et la diversité, le même et l’autre.
De cette intuition découle la pratique ou l’évocation de nombreuses disciplines dans Phantasia ; elles possèdent toutes en commun le souci esthétique, la recherche de la représentation, de la transcription de la manière la plus précise et la plus fortement imagée des mouvements et de la vision qui intervient comme modalité de saisie du monde.
Or cette tentative de capter toutes les émanations et toutes les figures d’une pensée et d’une civilisation polymorphe est conditionnée par le point de vue adopté par le narrateur.
Point de vue double, extérieur/intérieur, qui enchâsse le texte dans le regard, la vision possible et « achevée » grâce aux multiples appartenances que proclame le narrateur, grâce également à son non enracinement exclusif dans une culture, qui lui permet notamment de réaliser ses pérégrinations, voyages, pèlerinages à travers tous les lieux signifiants de ces cultures, qui irradient ainsi de leurs significations historiques, culturelles mais aussi intérieures dans le parcours particulier du narrateur qui permet de déceler notamment la possible superposition symbolique de ces lieux, que ce soient Paris, Tunis, Murcie, New York ou la Mecque.
En se référant aux textes mystiques ou ésotériques majeurs, comme ceux d’Ibn Arabi ou de Dante, le narrateur-créateur fait œuvre de glose « imitative » : il cherche comme ces mystiques ont tenté de l’énoncer, un point de vue inouï, totalement original et pourtant tellement recherché ; il s’agit d’embrasser du regard, mais aussi de la conception, la multiplicité, la différence, l’altérité en même temps que la confluence, la convergence et l’unité.
Or pour le narrateur-créateur, sa forme d’écriture et de réflexion comporte et entraîne une référence esthétique majeure, à même de rendre compte ou de désigner ce travail de saisissement simultané de l’altérité/convergence/intériorité/extériorité. Cette référence majeure est celle du baroque :
‘« Comme si le destin conspirait pour que Paris demeurât aveugle et sourd aux sollicitations du baroque, concept qui distingue et dont je reçus d’instinct l’évidence, adhésion qui, par égard à l’interprétation française de la forme classique, scelle mon incompatibilité d’étranger. » 136 ’Le terme « baroque » est par ailleurs défini en ces termes dans l’encyclopédie Universalis : « Art d’imagination, d’invention, de somptuosité, de contrastes, il est différent de la recherche d’équilibre et d’harmonie qui forme l’idéal classique […] Intemporellement, c’est à dire pouvant être reconnu à toutes les époques et dans toutes les formes de la création, le baroque est l’audacieux, le surprenant, le contrasté ou l’incohérent.». 137
L’écriture, en partie baroque, dont se réclame Meddeb est en rapport avec cette multiplicité tournoyante : litote de la force génésique d’Eros dont elle devient la manifestation, elle va s’inscrire entre les forces et dans les formes, comme productrice de ces mêmes formes.
Produire les formes, par et dans le baroque, devient donc un acte fondamental d’affirmation de l’immersion de soi dans une quête à la fois labyrinthique et éclairée dans « ce qui fonde » la pulsion de créativité, l’amour de l’esthétique, le rapprochement analogique des idées par les images et les représentations.
Cette opération revient donc symboliquement à rechercher, à rénover son appartenance, vivifier son nom et ajuster sans cesse sa quête de l’actualité de ce nom et de son obédience ontologique et culturelle.
La création surabondante, la superposition luxuriante des motifs et des espaces contribuent à désigner indirectement la force génésique de l’écriture, vécue sur le mode jouissif de la jubilation, de la richesse exutoire et dépensière.
Derrière cette profusion se dessine la force de l’intellect, catégorie traditionnelle désignant ce que Henry Corbin nomme l’intelligence active 138 , le pouvoir du savoir et de la connaissance, notamment dans le sens mystique de ce terme, permettant de juguler l’apparent désordre, de lui prodiguer les fonctions essentielles qu’il assume :animer, libérer, dire au-delà, toujours au-delà l’invention nécessaire du quotidien pour déclarer sa non-appartenance, son altérité, son étrangeté fondamentale, racine de l’être en mouvement et vivant.
Ibid., page 206.
Encyclopédie Universalis, cédérom année 2004.
Voir L’imagination créatrice dans Le soufisme d’Ibn Arabi, Flammarion 1977.