Investissement paginal et densité d’être

Dans le recueil poétique intitulé Tombeau d’Ibn Arabi, le lecteur est frappé par une inscription du texte sur la page, à la fois particulière et inattendue, puisqu’elle associe les qualités graphiques de la prose et celle du poème, dans la version spatiale qu’on en attend, tout du moins dans le contexte poétique définie de manière plutôt restrictive.

Page après page, l’ensemble des textes se déroulent et produisent une impression de continuité. Ils se déploient comme un seul et même parchemin qui laisse découvrir progressivement la densité de ses signes, liés les uns aux autres par l’usage de la virgule.

Elle semble notamment ici, marquer le flot ininterrompu d’une seule et même parole, de continuité, de traversée et de perpétuation, sans que le point ne vienne perturber cette diction presque monotone sous entendue, sinon à la fin des textes et de l’espace qui leur est dévolu à la limite de chaque emplacement dans la page. On a donc une véritable coulée des phrases, des mots, des références et des images, brandies surtout dans leur caractère de beauté insolite.

La page apparaît serrée, dense, secrètement indicative d’une activité de construction, de remémoration, qui est à la base de l’écriture et qui déclenche son caractère plein, de « remplissage actif », de concaténation effective de « morceaux choisis ». Ce sont autant de dispositions du travail de sertissage emblématique sur des motifs déjà connus, évoqués et travaillés, et qui sont introduits ici dans un espace auquel ils n’appartiennent pas d’emblée, et dans lequel ils vont rayonner d’un éclat étrange, comme autant de bijoux, et surtout de blasons achevés, refermés sur leur secret d’appartenance et d’origine, désignant ainsi un lecteur-autre, versé dans l’art des décalages et des déplacements, à même de saisir par conséquent l’invisible trame mouvante à l’origine de ces pérégrinations emblématiques.

Ce processus répond à la nécessité de montrer que la langue qui se prête à la parole poétique est différente par rapport à l’expérience quotidienne que nous en avons. Elle ne se contente pas de signifier : elle raconte également des récits la concernant, des désinences et des appartenances qui viennent se cacher/se lover en elle, laissant apparaître inopinément le conte de leur conte, la parole de leur parole, enfouie, secrète, dévoilée, désignée.

Intermittence donc et mouvement de balancier, qui font de la langue ainsi pratiquée, ainsi mise en pages et en lignes, le lieu, l’espace de la vie, du défi, de la confidence et du retrait ; qui font de la langue, l’espace du chiffrage comme acte essentiel d’appartenance/non appartenance à une communauté vivante parce qu’elle se cherche et recherches les formes spécifiques de son expression.

Ce chiffrage particulier, exécuté ici en référence avec la figure semi-mythique et historique apparaissant dans le titre du recueil, à savoir le maître mystique andalou Ibn Arabi laisse apparaître indirectement le rôle fondamental joué par ce dernier et par son recueil poétique intitulé Tarjuman el achwaq et traduit par l’expression l’interprète des ardents désirs dans la collection Sindbad. 139

Le recueil poétique de Meddeb assume notamment la fonction d’une adresse effectuée par delà les temps et les espaces, et envoyée ainsi au grand maître, en désir de continuité, de reprise et de réécriture, dans le cadre d’une tentative d’hommage et de reconnaissance identitaire.

Le recueil apparaît donc ici comme une sorte de parchemin, d’incunable, s’offrant à la découverte, à la suite d’autres, dans la situation de transmission et de pérennisation que l’on reconnaît à la littérature, en terre d’Islam notamment ; texte qui assure également une reprise et une traversée des traditions mystiques, palimpseste et commémoratif, ouvert néanmoins sur une inscription actuelle , mais toujours secrète et chiffrée répondant en cela aux critères mêmes des textes mystiques destinés à frapper les qualités intérieures et subtiles des individus.

La figure d’Ibn Arabi est donc un des clés du chiffrage de cette écriture et de la portée essentielle de la parole poétique comme moyen majeur d’intégrer le secret, élément mobile, fuyant, mais décisif d’une lecture et d’une production d’un texte vivant, toujours actuel, impliquant l’individu aux prises avec une histoire éparpillée, violentée par un présent de dénégation de l’intériorité et de la complexité qu ‘elle entraîne inévitablement.

La densité d’être de ce texte qui peut semble, à première vue, n’être qu’une reproduction des motifs connus, est accomplie, désignée par cette figure d’identification qui permet la traversée des temps et de l’Histoire, vers une durée mythique à laquelle aspire par ailleurs le narrateur conteur comme nous l’avons déjà vu, et le poète.

Notes
139.

Sindbad 1989, traduit et annoté par Sami Ali (choix de poèmes).