Khatibi et le signe calligraphe

Pour Khatibi, la discrétion impliquée par la litote n’est pas de mise. Au contraire, comme nous l’avons dit dans nos parties précédentes, il s’agit, en ce qui le concerne, d’emphase et d’exagération. Néanmoins, le codage de la parole, ses voies d’acheminement indirectes, pourrait-on dire, restent un moyen privilégié de mettre en évidence une part du non-dit, de désigner le travail silencieux des langues, en confluence, désinence ou séparation.

Khatibi se concentre sur le pouvoir calligraphe de la lettre, le tracé de cette dernière n’étant pas seulement le résultat d’un soin particulier et esthétique qui lui est effectivement porté, mais également le pouvoir de prendre en charge, de contenir le mouvement qui décide de la forme, puis de maintenir en suspens cette forme, de lui donner toute sa puissance et son activité de geste qui dure, se prolonge, dans une sorte de mouvement arrêté qui n’attend que le lecteur pour continuer à se donner à voir.

Dans La mémoire tatouée, puis dans La blessure du nom propre, et enfin dans Le livre du sang, les titres convergent vers la désignation du mêlement intime de l’art des signes, la mise en écriture avec une souffrance, un arrachement ou un traitement du corps, desquels la douleur physique n’est pas absente ; comme s’il s’agissait, dans l’écriture, de saisir ou de fixer la nature du transfert qui fait basculer le corps dans celle-là, dont il n’est jamais exclu , dans laquelle il met alors de son histoire, de sa constitution en tant qu’individu, à travers les pérégrinations et les évènements qui l’ont formé.

Pour le narrateur de La Mémoire tatouée, tels qu’il restitue ses rapports avec l’écriture, cette dernière est une puissance salvatrice car elle le sauve du saccage de l’enfance, du danger de tomber dans une déchéance commune qui aurait partie liée avec l’acclimatation adulte à une condition moyenne et quelconque.

Mais ce pouvoir salvateur est aussi un pouvoir déchirant, dans la mesure où il fixe l’expérience, celle du corps, dans la mémoire et les lie tous deux à la perdition et à la destruction.

Le signe, lorsqu’il s’inscrit, possède donc ces deux aspects, qui se consignent et recouvrent cette expérience, tout en la désignant indirectement dans sa puissance fondatrice. Lorsqu’il est convoqué et utilisé, il sert donc à calibrer, mais aussi à recouvrir/enfouir/dérober l’expérience fondamentale qui est à son origine.

De même, lorsqu’il n’y a pas occultation, mais excès d’étalage d’images difficiles à saisir dans leur signification, cette opération « sauvage » correspond également à «  un vol », un recouvrement voulu, calculé, qui installe une dialectique entre extérieur/intérieur, voilé/dévoilé. Le mouvement est essentiel pour saisir la confection de soi, comme figure inaccessible, maintes fois brisée et recommencée, toujours en déplacement et paradoxalement comme étant la figuration même de la litote : on se tait sur soi-même, on ne désire pas se livrer ou seulement à moitié, dans un système de reflets sans cesse échappés.

Dans Le livre du sang, l’art de l’hyperbole atteint un point culminant : la narration se donne à voir comme un traitement esthétisé d’une langue aimée, mais avec laquelle la voix qui préside à la narration entretient néanmoins des rapports de conflit, de violence, d’une séduction ambiguë et intraduisible, qui implique à la fois un renouveau constant et une mort sans cesse accomplie, puis différée, puis de nouveau à l’œuvre.

L’emphase et l’hyperbole construisent un récit de l’excès, mais d’un excès qui se désigne, renvoie à lui-même dans une mise en abyme parabolique, à travers laquelle se construit et se reconstruit le mythe personnel du narrateur-créateur, de l’écrivain par rapport à la langue/ les langues dans lesquelles il se meut et se construit.

Cette langue excessive, et de l’excès, se met en place grâce à un chiffrage, une cryptographie d’abord visuelle et physique : nous notons d’abord la présence d’une « terminologie » mystique dans la mesure où elle convoque un certain nombre de termes reconnus comme faisant partie des lexiques du mysticisme. Ces termes traduits, donc déjà distanciés et lointains, ne sont pas seulement utilisés, mais exhibés, affublés d’une majuscule, qui ne sert pas seulement à montrer leur importance, mais surtout leur singularité, leur fonction sublimatoire.

On ne peut pas parler ici de symbole car le récit ne rend pas compte d’expériences de ce genre. Au contraire, il les parodie, en en montrant un envers éventuel, car il utilise tous les interdits sexuels qu’il brandit et avec lesquels il construit un espace de l’abjection et du scandale, du choc violent de « la salissure préméditée » des piliers sacrés de l’Islam, et bien sûr du mysticisme et de l’ésotérisme.

Ces termes sont répétés, scandant véritablement la narration par un retour incessant, un leitmotiv, semblable à un refrain, à une évocation comme celle qui concerne certaines halaqates, ou cérémonies de nomination et d’adoration du nom de Dieu. Ces termes que l’on pourrait également qualifier de vocables, puisqu’ils fonctionnent dans le cadre d’une oralité dissimulée, sont vides : ils désignent en fait la direction vers laquelle s’oriente le récit sans jamais l’atteindre. Ils montrent en fait le simulacre par lequel, dans lequel et vers lequel l’écriture se construit.

Elle tend, montre du doigt, suggère, tourne autour, sans jamais pénétrer, cette aire à laquelle elle n’appartient pas, sinon dans la démarche utilisée : il s’agit d’un prétexte, au sens étymologique du terme, qu’elle dévide et qu’elle sature, pour se mettre en branle et se déployer.

Le lexique mystique recouvre en fait celui de l’expérience langagière pour mieux en exprimer le caractère complexe et « intraduisible », fuyant et double, pour en exprimer également l’accointance avec ce qu’il est convenu d’appeler « le refoulé » et l’abjection. La fiction montrée en tant que telle (récit d’évènements, polarité instable entre le bien et le mal, la contemplation mystique de l’acharnement de Muthnâ à la débauche) avec, à chaque fois une certaine distanciation, trahit le point de vue du Deus ex machina qui travaille au niveau du choix des formes, des genres et des registres.

Cette fiction est traversée, recomposée par l’intrusion poétique (vers en italiques, sentences), puis par le théâtre (dialogue entre Muthnâ, l’échanson et le maître) : on relève ici encore une fois dans l’œuvre de Khatibi, une volonté de traversée des genres qui inscrirait l’espace particulier du livre du sang : excès, dépassement, mise à mort au centre de laquelle le corps apparaîtrait dans son écartèlement sous la pression des nominations différentes, autres, excessives enfin.

Nomination différente obtenue grâce à une utilisation autre des langues en présence et des actes de discours qui les caractérise, ces derniers étant interrogés principalement à travers le simulacre et donc à travers le décalage que ce dernier pose :

‘« Lamort ! La mort dont je parle est orphique, au sommet de la vie enchantée. Dans le mot inventé avec art, recherche l’ivresse de ton être sidéré… Pourquoi emporter une voie impossible, inhumaine ? A moins que par la double perte, tu sois atteint par le déchirement du corps orphique… Je m’essouffle à traquer ce mot irrémédiable. » 140

La mort orphique est donc le but de l’opération d’écriture. L’hyperbole activement employée a donc pour but d’accomplir ce délitement symbolique, une transformation qualitative à travers laquelle le texte rencontre une situation d’enchantement et permet d’accomplir l’écriture voulue par le narrateur/le poète (le créateur, l’écrivain ?). Il s’agit de permettre d’atteindre l’inouï, une sorte de conte, ou de parabole, vidée de tout sens, sinon celui de rendre compte d’elle-même ; un poème, une sorte de livre-signe dans lequel s’ordonnent les péripéties d’un simulacre de récit pour aboutir à un éclatement concerté, insaisissable, innommable et inaudible, aux limites de l’impossible :

‘«…connais-tu la loi suprême de la pensée que n’apaise nulle joie de l’origine ? Nul vertige des liens invisibles ? Maintiens en éveil la rigueur de ta pensée en détresse. Pour affirmer ton au-delà, éloigne de toi tout être tolérable. » 141

Le livre du sang est un livre scellé : il est l’écrit de l’insondable, de ce qui ne peut être livré, de ce qui se dissimule, fuit, se renouvelle. Il est d’ailleurs défini de la manière suivante :

‘« Ce sera le chant, puis l’incantation convulsive, puis le silence, puis le passage, puis l’errance, puis l’éclair, puis l’annonce, puis l’unisson, puis la rupture, puis la transmutation, puis la séparation des éléments et des formes, puis le ruissellement de ton corps. » 142
Notes
140.

In Le livre du sang, page 162.

141.

Idem., page 151.

142.

Idem., page 18.