L’écriture orphique 

Elle est l’opération désignant le double travail de traduction /retour vers la langue d’emprunt qui implique l’écriture de Khatibi et l’écriture bilingue de manière générale.

Elle permet d’utiliser le codage des opérations factices mais nécessaires qui l’accompagnent. Il s’agit d’une écriture qui se surpasse sans cesse et désigne son au-delà, tout comme elle désigne son amont, le côté obscur, oublié, (assassiné) qui la fonde. Ecriture centrale (ou du moins qui le voudrait) qui désigne ses deux versants .et tente de les prendre en charge : vie et mort, femme et homme, chant et déploration, arrêt et mouvement. Ecriture ivre des signes qui en rencontrent d’autres, mais sans pour autant ouvrir sur les sens : ces derniers se situent dans ce moment de couverture et de recouvrement des uns par les autres.

L’écriture orphique apparaît donc comme une trace de beauté, un cryptogramme, une marque provoquée par un effet de miroitement, de « ricochets » lumineux obtenus grâce à son travail et à son apparition sur plusieurs niveaux :

‘« La calligraphie provient de la langue et y retourne, un geste migratoire - en échappée. Le plaisir à penser est celui d’une lecture paradoxale : on ne lit dans le calligramme que ce que l’on sait déjà, mais peut-être est-ce là le principe de toute lecture fictionnelle, de telle façon que la signification est une illusion d’optique, effleurant un cristal solaire. Faire tourner aussi ce jeu de lumière, c’est effeuiller le sol linguistique de ses réminiscences nostalgiques et l’incliner vers les signes de son tremblement. La trace calligraphique s’y attache à vivre, écho sans destin.». 143

L’écriture orphique est donc une cryptographie dans la mesure où son but est d’abord d’ensevelir les sens, de les rendre imprenables, de les diffracter, les disséminer dans un mouvement à la fois lumineux et obscur et d’en faire le lieu d’une interrogation, d’un processus de sublimation/tournoiement, au cours duquel le lecteur lui même est « violenté », mis à mort ou en instance de l’être. Sa mort peut également être entrevue comme consécutive à la vision d’une beauté nue, sans oripeaux d’aucune provenance. La vision esthétique, pure, gratuite, toujours visée au-delà de tout texte est donc un meurtre ou une mise à mort, du lecteur notamment.

Car le lecteur est également cryptogramme du texte : il en est le reflet déformé, celui auquel on s’adresse sans le connaître, ni préjuger de ses réactions. Il est la clé sans l’être vraiment, le code lointain d’un texte scellé sur lui-même ; il permet d’y entrer par effraction, avec ou sans meurtre : le sang n’est pas toujours nécessaire ; car il lui est possible de projeter dans les espaces les combinaisons logiques, esthétiques et formelles à même d’interroger ces mêmes espaces, de les déporter, de les faire fleurir ou germer dans la perspective calligraphique qui est la leur. Il peut également recevoir la visison du texte comme une violence insupportable et mortelle.

L’androgyne, figure majeure du texte, est également un cryptogramme dont la fonction essentielle est celle de saisir, de capter les forces qui travaillent ou qui modèlent l’écriture comme puissance de traversée des langues et des systèmes de représentation. La figure prise en charge par l’androgyne représente en quelque sorte une équivalence avec le signe , dont nous avions montré la pertinence pour représenter la poétique de l’inachèvement tragique qui existe chez Mohammed Dib 144 , puisqu’il prend en charge la circulation/reconversion qui existe entre les différents systèmes de représentations qui sont à l’origine de l’écriture et qui en sont les producteurs.

Ainsi, l’expérience inouïe de la création, de son aspect fécondant, élaboratif, créatif et jouissif ne peut être désignée que par ce détour à la fois iconique, synthétique, et mortel, à la limite de la philosophie et de la métaphysique, de la cryptographie et de la calligraphie.

Par conséquent, les cryptogrammes ont d’abord pour fonction chez Khatibi de prendre en charge une densité, celle qui lie notamment, de manière indéfectible, les différentes opérations de l’écriture, telle que pratiquée par l’écrivain lui-même, dans leurs dimensions multiples, nécessairement ouvertes les unes sur les autres comme des blessures, toujours palpitantes.

Notes
143.

In L’art calligraphique arabe, éditions Chêne, 1976, page 108.

144.

Voir notre deuxième partie intitulée : Les récits fondateurs du cryptage de l’écriture, page 71 et suivantes.