La lettre et le mythe

Par ailleurs, dans l’œuvre, quelque peu hors norme, que Khatibi offre aux lecteurs, avec le peintre marocain Sijelmassi, on retrouve, utilisées et expliquées autrement, les traits essentiels de ce chiffrage.

Ce document, car c’est aussi de cette manière qu’on peut le nommer, offre aux lecteurs, un certain nombre de clés premières qui posent implicitement les clés de fonctionnement de l’écriture khatibienne, forgée notamment dans ce voisinage et ce bain scriptural et imaginal particulier.

Ainsi, on comprend, d’après la définition qu’en donne Khatibi, que la cryptographie dépasse la simple dimension de la lettre ou du texte : elle s’inscrit dans une perspective esthétique et dans une perspective métaphysique, dans la mesure notamment où elle envisage l’acte d’écriture et de représentation dans une pensée différente de celle dont il est le dépositaire dans le système actuellement en vigueur en occident, notamment : 

‘« La calligraphie est décoration en tant que telle, c’est à dire un texte en miroir, reflétant le rêve premier de déposséder la langue de sa vérité humaine et de l’offrir au dieu et aux dieux. » 145

Procédé de dépassement, de sublimation déjà tenté dans le Livre du sang, dans lequel on retrouve une prise en charge, jusqu’à l’exaspération, de l’insondable, de ce qui échappe à toute tentative de circonscription par des catégories habituelles. Ainsi, le cryptogramme de l’androgyne, signe déployé au niveau du texte, et au niveau de la structure de ce même texte, représente le condensé d’un récit fou, éclaté de l’intérieur, et ne parlant aucune langue de manière clairement identifiée, mais plutôt un polylogue éclaté .

Le texte calligraphe, dans cette perspective, laisse apparaître une de ses catégories privilégiées, à savoir l’impossible, la tension. L’écriture, la graphie et de manière générale, ce qui a trait à la transformation du logos par la trace écrite et le rapt de ce dernier, entretiennent des rapports étroits avec le mythe : 

‘« Nous serions peut-être mieux avertis, le jour où l’épigraphie et la paléographie considèreront autrement la notion de l’origine et présenteront l’écriture comme une mort emblématique sans nom et sans visage. » 146

Pour Khatibi, l’écriture sous sa forme calligraphiée, mais également sous son apparence familière, est donc une extinction, une annihilation dans laquelle le scribe disparaît pour laisser la place à l’écriture, aux signes qui inscrivent leurs lignes comme autant d’essences indépendantes du sens (en son sens restrictif), le dépassant ainsi dans le cadre d’un processus plus ample, plus synthétique. Le sens tel que défini précédemment, s’inscrit comme un accident, qu’il dépasse infiniment, comme s’il s’agissait d’une fresque dans laquelle le sens est un élément comme un autre, qui ne possède pas l’importance qu’il a actuellement dans notre civilisation.

Plus loin, Khatibi précisera davantage :

‘« Si donc rêver une aube de l’écriture n’est promis qu’au chant du Divin, la calligraphie aura à son tour interrogé tout ce cheminement. En ce sens qu’écriture d’une écriture sacrale, elle aura recommencé son origine à partir de la trace absolue de l’artiste. » 147

Cette trace absolue de l’artiste est, comme nous l’avons dit précédemment, une trace anonyme, dans laquelle l’identité telle que définie socialement et même historiquement, se résorbe .Puisque cette trace est absolue, l’humanité s’efface devant la transformation par le sublime, par l’absolu qui fait disparaître l’individuel. Le geste demeure dans sa dimension augurale et sacrale.

On comprend donc ici que l’écriture comporte un enjeu de représentation autre, qu’elle implique également un rapport différent à la création et au livre. Ces derniers éléments n’appartiennent plus aux ordres de la cohérence et du maintien de la référence du sens, dans un cadre étroit. Ils appartiennent au contraire à la rupture, à l’échappée des passions et des pulsions qui aèrent l’écriture comme une danse, qui en exécutent la figure sur le mode de la lettre dérobée, enfouie, enfuie, marquée et reportée selon les règles esthétiques de l’occultation /dérobade, comme cela peut être fait dans un récit premier.

La calligraphie est donc une des références importantes de cette écriture codée, délitée, comme ravie à elle-même et orientée vers un secret qui serait celui de la désignation de son impossibilité à rester dans un ordre classique caractérisé par la succession, la continuité, la conformité. Son appartenance se perd en son chemin de geste puisque c’est la perte, le hoquet, le travestissement et le masque qu’elle désigne.

Les trois auteurs ont donc une relation préférentielle avec une certaine forme de dissimulation et de secret dont les enjeux sont d’ailleurs différentiels : dépassement et inscription d’une ultime solitude par le biais d’une recomposition fantasmatique des rapports à l’œuvre et à la « réalité » ; écriture manifestant la puissance du désir, moteur de l’être et de l’inscription du nom et rejoignant dans sa démarche les rapports alchimiques qui fondent les correspondances entre le microcosme et le macrocosme ; dérobade infinie et grandiose de la langue devant la tâche de la nomination chez Khatibi et transformation en efflorescences brisées qui traduisent également le mouvement du désir.

La cryptographie se traduit donc ici par ce recours aux figures structuro-rhétoriques qui peuvent être définies comme des tropes formelles, c’est à dire des représentations qui dépassent infiniment l’usage langagier et restreint de la définition conventionnelle, mais s’étendent ici aux tentatives de représentation graphico-symboliques.

Ces cryptogrammes, comme nous les avons définis, constituent des formes « mixtes », impliquant aussi bien le niveau de l’écriture, que l’architecture qu’elle produit et la représentation de l’œuvre, puis des rapports avec le monde que l’on peut ainsi déduire à travers son inscription particulière

.L’écriture n’est ni pensée ni conçue en dehors des difficultés dans lesquelles elle s’implante et au cœur desquelles elle prend des dispositions différentes qui s’organisent selon des critères distincts de ceux à l’œuvre dans une écriture référentielle.

L’écriture est ici incurvée, et trace, dans sa recherche de l’expression de sa singularité, une arabesque, au sens calligraphique et architecturale ; elle en dépasse le confinement culturel pour créer ou tendre vers la création d’une forme nouvelle qui est celle élaborée dans le cadre de ce que nous avons appelé l’écriture de la difficulté, parce que ouverte sur une entrée en résonance avec plusieurs langues et les cultures qui y affleurent et y travaillent.

Notes
145.

In L’art calligraphique arabe, page 10.

146.

Idem., page 66.

147.

Idem., page 66.