Science des lettres et numérologie 

Nos trois auteurs se réfèrent plus ou moins explicitement à une puissance des lettres et des chiffres, à une autonomie de ces objets par rapport à leur inscription dans un contexte différent de celui du strict logos et de la primauté du sens.

Nous en avons vu deux exemples : celui de Dib avec Omnéros et celui de Meddeb dans Tombeau d’Ibn Arabi. Pour Khatibi, nous avons distingué l’importance des lettres et de leur déploiement aérien et délié ; traversée de l’espace vers un absolu qui pourrait se formuler en dehors de termes religieux ou théologiques. L’enjeu pour lui est d’essayer de penser son origine en mettant à distance les héritages religieux et philosophiques de l’Islam et de la civilisation occidentale, en conservant un regard sur eux à la fois critique et intégrateur.

Il s’agit pour nos trois auteurs de s’inscrire dans une prospection de soi qui s’oriente vers l’absence de concession aux figures du discours établi, et au contraire, cherche à construire un cheminement dans lequel l’autonomie de penser et la quête jouent un rôle essentiel.

Le chemin choisi par nos trois écrivains est celui de l’intériorité, « région » intérieure insituable, où pourtant se décident et se mettent en place toutes les opérations essentielles de la cognition, de la réflexion, de l’intuition, qui permettent à la fois d’appréhender le monde et de se le représenter. Tout comme, il s’agit pour eux de nommer une expérience à travers laquelle, ils cherchent à représenter une vision de l’univers dans laquelle, l’incohérence, la violence, la dispersion et la mort jouent un rôle actif et s’inscrivent dans une dynamique dont on ne peut entièrement les séparer ou les exclure.

L’appartenance à des univers traditionnels, dans lesquels on tente de préserver et dans lesquels on use, très souvent sans le savoir, de correspondances numérologiques ou alphabétiques notamment, permet à ces auteurs de recourir à cette démarche, à la fois concrète et abstractive, de saturation des discours par le codage.

Cette intériorité ne peut être approchée que par certaines modalités des savoirs, traditionnels notamment, mais que là aussi, les créateurs veulent, originaux et puissants, offrant la possibilité d’inclure l’homme dans le développement de l’univers (ce que la technique refuse ou ne peut plus faire). Leurs références de savoir sont donc celles qui ont maille à partie, avec l’absolu, les rapports de l’homme avec l’univers, à travers ses modalités mystiques et magiques, ses manifestations mystérieuses et énigmatiques, telles qu’elles apparaissent à travers l’Amour, la vie, la mort, la création, le bien et le mal.

Or, ces questions essentielles, occultées, minimisées, ou traitées sur le mode techniciste qui caractérise notre époque, restent des pôles d’interrogation et d’inquiétude, des zones de turbulence que la pensée et la création tentent d’approcher en dépassant les lieux communs et les schémas plus ou moins rassurants qui sont proposés de nos jours pour ce faire.

Dans ce cadre, la numérologie, la science des lettres (ﺮﻔﺟﻟﺍ ﻢﻠﻋ), les usages réduits qui en sont fait par nos trois créateurs, jouent un double rôle actif : d’inscription d’une appartenance, diffractée et éclatée mais néanmoins présente ; et un rôle d’ouverture imaginaire qui permet de redonner au mythe une place importante dans la quête que l’homme entreprend et dans les réponses qu’il tente de proposer.

La construction foisonnante, expansive et attractive à laquelle ils aboutissent traduit un usage original de ces références qui se dressent face aux réponses univoques, monologiques et mimétiques que proposent les sciences et les techniques de nos jours ainsi que les disciplines rentrant dans le cadre institutionnel.

Le nombre et la lettre, isolés, résultant de l’élaboration d’une logique personnelle de l’œuvre et d’une architecture augurale, permettent de suggérer la convergence de la recherche intérieure humaine avec les secrets de l’univers. Car ce dernier est présent dans cet état particulier d’être : il est opacité imprenable qui offre cependant un miroitement suggestif que les rêves, les correspondances, les analogies permettent de saisir.

Le nombre et la lettre permettent donc à ces créateurs de mettre en place un ordonnancement qui reste principalement une manière d’échapper aux vérités communes, aux codes établis par la doxa, et même à ceux, plus élaboré et plus subtil mis en place par une élite qui s’identifie plus ou moins directement à ces vérités générales.

L’établissement de cet ordonnancement, qui se transmet de manière différentielle, d’une œuvre à l’autre, que ce soit entre Dib et Meddeb, puis de Meddeb à Khatibi 148 , permet d’établir en quelque sorte un code de la clandestinité et de l’arcane, qui coïncide avec celui de l’étrangeté, même s’il dépasse cette dernière.

Cette clandestinité traverse les codes en vigueur, en propose d’autres, tout en les maintenant dans l’invisible ou l’intangible, méconnaissables, travestis, fabulés ou épurés. Elle les utilise comme une écriture « blanche », qui n’appartient qu’à elle-même, qui reste, en dernière instance, impossible à décoder.

Ce détournement, fondateur et actif, permet de dépasser les cultures à prétention unitaire, pour retrouver à travers et malgré elles, une représentation « ésotérique » intérieure et éclectique, forme commune et partagée par les trois auteurs, qui dépasse les antinomies de surface.

Cette représentation ésotérique est à la fois un code de reconnaissance et d’exclusion, de « luminescence » culturelle qui sert à rappeler les enracinements divers des œuvres, leurs obédiences déportées, qui travaillent l’une sur l’autre, et permettent de construire un espace complexe dans lequel les prises de paroles et les actes de langage se mettent en place en exhibant cette dernière opération et en en faisant un espace de réalisation / présentation de la complexité.

Le nombre et la lettre constituent également des formes privilégiées dans lesquelles se condensent les cheminements intellectuels et poétiques des créateurs concernés ; ces formes présentent différents aspects essentiels : elles sont ce que nous avons appelé des cryptogrammes ; elles associent à la fois l’apparition dans l’espace, une fonction anagrammatique de représentation du corps et du nom dont elles désignent l’intensité  de présence par un caractère indéfectible par rapport à l’expérience et l’acte d’écriture.

Les cryptogrammes désignent également l’instant déflagratoire de la cruauté, lui-même lié à l’écriture. La forme ainsi utilisée permet donc d’élaborer ce code de la clandestinité, d’une identité hors-norme dans laquelle se croisent origines, apprentissages, choix, amours, qui contribuent à la perception de soi, sans cesse arrachée à ses points nodaux, pour en traduire les fléchissements et les balancements.

Ceux-là permettent également de prendre en charge la pulsion créative, la puissance d’écriture, travestissement d’Eros, qui saisit, arrache et transforme les figures reconnaissables pour les traduire en stigmates obsessionnels. Dans ce cadre, cette pulsion est représentée, subsumée, par le tracé, le graphe, la mêlée du corps se saisissant de la langue et rencontrant/ réalisant l’expérience intellectuelle et complexe de l’écriture.

Economie de l’élan, codage des gestes auguraux de fondation et d’expression de soi, la lettre et le nombre apparaissent clairement comme les moyens d’accès à l’élection par le verbe et la science ancienne, traditionnelle, mais aussi populaire, diffractée et déformée mais perdurant néanmoins dans les usages, ignorante d’elle-même et illustrant d’autant plus la perpétuation anonyme du régime de l’arcane. L’usage de ces cryptogrammes sous-entend le parcours initiatique d’une lecture interrogative multidirectionnelle et inventive, mais aussi historique.

Ce parcours implique également la fragmentation, la récurrence auxquelles se lient l’exégèse et l’usage anagogique de la lecture (et non pas interprétative), dans la mesure où il s’agit de remonter, pour le lecteur, vers l’origine intérieure de l’écriture, par sa traversée du sang comme métaphore de l’origine du corps et de la vie, toujours dans leurs aspects cruels et instantanés.

Expérience du voile et de la pudeur, la cryptographie se révèle être en rapport étroit avec la situation complexe du créateur : d’abord en corrélation avec lui-même et la quête de ses parcours identitaires dans leur diversité et leur éclatement ; en rapport également avec le lecteur dont il s’agit de solliciter une figure active, celle d’un compagnon d’élection qui réalise l’expérience érotisée de la lecture en étant avisé, voyeur, ouvert et séducteur des récits, dont il peut saisir alors les enjeux d’intériorité.

Notes
148.

Le Talisman est d’abord le titre d’une nouvelle, la structure d’une écriture, puis il devient le titre d’un roman ( chez Meddeb) en répondant toujours à sa prise en charge de structure d’écriture ; il fonctionne également dans l’œuvre de Khatibi, au sein de laquelle, il rend compte de la même structure.