L’énigme

Une autre figure relevant également de la cryptographie hante et constitue une structure privilégiée de l’écriture des trois écrivains : il s’agit de l’énigme. En effet le lecteur des textes déjà cités se trouve confronté à un double niveau de difficulté :

Le premier niveau correspond à la définition de l’énigme telle que donnée par le dictionnaire Le Robert : « chose à deviner d’après une définition ou une description faite en termes ambigus ou obscurs » ; en effet les textes sont confus, étranges, hachés. On retrouve des bribes, des morceaux échappés du narrateur qui reste lui-même la cause principale de ce manque, de ce vide.

Le narrateur semble en effet dépassé par la force du récit qui déploie malgré le narrateur, ses résurgences obscures. La force de fiction ou d’écriture entraîne et saisit dans son mouvement toutes les instances en présence, les mêlent, les annihilent pour se montrer en tant que tel ; elle semble désigner un secret à lever ou à formuler.

Le second niveau concerne la distinction même de ces récits dont le but n’est pas seulement de raconter ou de narrer , mais de construire, d’élaborer, d’assembler et de désassembler selon des lois non plus sémantiques, mais formelles.

Dans ce cadre, l’énigme permet de marquer l’inscription du discontinu et de la perte comme moteur essentiel de l’écriture. La dimension ludique intervient également et introduit le jeu comme une disposition formelle à laquelle est pourtant suspendu le poids de la destinée comme il l’est dans ﺮﻔﺟﻟﺍ ﻢﻠﻋ. La vie se mesure ainsi à l’aune de l’écriture : ce paramètre introduit même le doute quant à la précession de l’une par l’autre.

On peut ajouter que l’énigme s’inscrit comme destination de l’écriture à laquelle il n’est pas prescrit de lever les voiles, de faire disparaître les ambiguïtés ou d’éclaircir un monde obscur marqué par les défaillances, les faiblesses et l’épaisseur. Ce monde extérieur est en fait le lieu de manifestation des forces tutélaires et/ou des forces intérieures qui animent le créateur et le contraigne à aller au-delà de ses possibilités conscientes. Même la vision, lorsqu’elle existe, demeure inaccessible, marquée par le doute et le dynamisme intrinsèque qui l’emporte.

L’énigme représente, en outre, le mouvement même de la conversion symbolique, de l’opération de l’écriture qui travaille sur des éléments biographiques, consent à les poser, et à en scruter longuement les composantes « informatives ou combinatoires ». Cette figure devient, en termes à la fois littéraires et triviaux, « un point de vue sur sa propre vie », à travers lequel on tente de visionner l’enchaînement des faits, donc des signifiants à même de produire l’épaisseur de leur dérobement, qui reste la seule trace de la vie.

L’énigme est donc une mise en perspective de la confrontation avec la mort : mort de soi et des autres, mort des mots épuisés dans leur propre retournement d’obscurité et de contingence. La conversion symbolique ainsi prise en charge est un moment de traversée, celui où l’identité sociale et historique, déterminée par les paramètres d’une vie, est happée par la force d’Eros et de la création poétique pour se transformer, c’est à dire devenir autre et permettre ainsi l’accès à un autre « moi ».

Ce cryptogramme de l’énigme est d’ailleurs activé de diverses manières dans les œuvres abordées : le recours au talisman comme nomination, en dernière instance, de la saisie intuitive des sens, en même temps que leur échappée ; le recours à certains symboles mythologiques, dont celui ultime de la Simorgh, ou de l’androgyne, tous ces subterfuges désignent l’écriture comme un nœud associatif/dissociatif, une opération dont l’essence, les objectifs, la configuration restent de l’ordre de la magie et de l’initiation. On y accède selon un ordre intérieur et complexe qui stipule une transformation implicite et interdite.

Le cryptogramme, dans sa fonction de dissimulation et de codage, rejoint ici le sceau, gestuelle de chair et de sang, signature unique, refermée sur le secret dont elle est dépositaire. Le cryptogramme de l’énigme désigne donc le pouvoir de l’étrangeté fondatrice, signe de reconnaissance, de perte du nom et de l’identité qui est alors remplacée par le chiffrage.

L’énigme est également spatialement délimitée : elle s’incarne dans la nouvelle, comme chez Dib. Ses textes, courts et denses, comportent le plus souvent un foisonnement mystérieux, indécidable, qu’une narration à la fois précise et indigente, contribue à rendre plus fortement autonome.

L’énigme converge vers la parabole chez Khatibi, mais une parabole absente à elle-même, dont le sens anagogique est dévié parce qu’il ne relève que de la mythologie biographique, linguistique et créative, de l’auteur.

Le cryptogramme de l’énigme inscrit l’identité masquée dont se réclament ces auteurs dont les parcours renvoient à de multiples appartenances culturelles, mais qui déclinent néanmoins un enracinement, même fugace, même problématique dans un territoire d’origine dans lequel la parole est d’abord opération d’altérité et de différence. 149 Toute parole est ainsi une prolongation insituable de soi et ainsi dangereuse. Nos trois écrivains ont pris ce risque et c’est également lui qu’ils traduisent en choisissant l’énigme et son pouvoir de délitement.

Le lecteur est pris dans les rets de cette dialectique mortelle à laquelle il ne peut entièrement se soustraire : il est face à une intériorité qui se donne mais se dérobe comme c’est le cas dans le cadre d’une opération de séduction érotique et intellectuelle ; il est également face à sa propre intériorité dont il doit retrouver ou fonder le cheminement, les jalons, les haltes.

Il se confronte à un travail, au sens herméneutique du terme, nécessaire à mener pour rentrer à la fois dans l’œuvre et en soi. L’énigme, comme le symbole, reprend ses droits étymologiques : elle implique paradoxalement le partage, le passage, la circulation, l’élaboration de codes fondés sur la vision intérieure, qui ne se reconnaissent plus selon les modalités de l’écriture, mais selon celle de l’instantanéité, de la cruauté, du désir, mais aussi, bien au-delà, de l’interrogation lancinante et insistante des  « fins dernières », toujours dans la perspective d’interroger le non-dit de la science, discours de pouvoir, déchiré ici et repris par ses lambeaux et ses apories.

Notes
149.

Voir la première partie de notre travail, notamment Situation de l’écriture de la difficulté chez les auteurs maghrébins choisis, page 61.