Dib, le précurseur de l’écriture talismanique

Le talisman, nouvelle du recueil qui porte le même nom, énonce, dès son titre, le projet cryptographique. La définition du Robert précise l’origine arabe du mot, d’une part, et souligne son rapport avec la magie : « objet sur lequel sont gravés ou inscrits des signes consacrés, et auxquels on attribue des vertus magiques, de protection, de pouvoir. »

Cette nouvelle apparaît comme une variante plus achevée, plus élaborée, mais également plus positive d’une autre, portant le titre de La dalle écrite 151 . Le projet cryptographique, ici, semble indiquer qu’il s’agit, par le biais du récit, de transcrire une tentative d’énonciation sublimatoire d’une réalité, ou plutôt un rapport à la réalité, indicible, intraduisible en tant que tel, et donc nécessairement redevable d’une transposition, d’une métaphorisation. L’essence de la réalité ne peut donc être approchable qu’à travers des analogies, des rapprochements ou des paraboles.

Dans cette très belle nouvelle, s’affirme déjà une conception originale du monde et de l’écriture. Nous la mettrons d’abord en rapport avec La dalleécrite, dont elle est la continuation.

Le je, narrateur, dans la dalle écrite, remarque une pierre sur laquelle se trouvent écrits des caractères étranges qui l’attirent et lui échappent simultanément malgré la familiarité qu’il croit y reconnaître :

‘« Sur le point de m’éloigner, je regarde cependant de plus près les caractères qui sont devant mes yeux. Ils se sont brouillés. Je ne reconnais plus les mots que mes lèvres viennent de prononcer. » 152

Précédemment, le narrateur avait cru reconnaître dans les termes écrits, un passage coranique très usité, notamment dans le cadre du soufisme. La référence au Livre est ici, implicitement glissée tandis que jusqu’ à la page 47, est sans cesse réitéré l’espoir de lire, de reconnaître, d’énoncer.

Cet espoir est sans cesse floué, relancé. Loin de considérer ces faits comme anodins, ou du moins comme secondaires, le narrateur culpabilise ce qui semble être une incapacité de déchiffrage, et évalue sa situation d’une manière inattendue :

‘« Peut-être ne suis-je qu’une offrande par quoi notre monde a voulu se concilier quelque chose d’inconnu. Ou peut-être ne suis-je qu’une victime jetée en sacrifice. C’est pour cela et rien d’autre !qu’a cessé brusquement toute communication entre les hommes et moi…Je serai alors sauvé. » 153

Le narrateur se considère comme une victime sacrificielle ou comme un bouc émissaire, sorte d’intermédiaire contre son gré, entre le monde des hommes et celui de l’inconnu, entre le monde des signes et celui de l’inconnaissable.

Il s’attribue donc une fonction en rapport avec la sacralité, et ce d’autant plus qu’il cite le Coran, par un de ses passages les plus significatifs : la responsabilité humaine ; mais cette responsabilité dépasse les limites simplement morales ou même théologiques.

Il s’agit ici d’un plan proprement existentiel, cosmogonique, spirituel. Le narrateur se trouve donc au centre de fluctuations de puissances et de signes qui le dépassent et le prennent pourtant comme intermédiaire et transfuge. La responsabilité humaine dont il est question dans le verset du dépôt s’appelle en arabe ﺔﻨﺍﻣﻵﺍ, terme très lourd de sens et de conséquences, puisqu’il suppose chez celui qui prend cet engagement, le fait de s’y tenir très strictement et de le mener jusqu’à son terme. 154

La trahison de cet engagement entraîne des conséquences graves pas toujours saisissables immédiatement par l’homme. Or celui-ci est caractérisé par l’oubli et la négligence qui affectent de manière notoire ses pensées et ses actes. A la lumière de ce contexte, l’énoncé mystérieux, rebelle, à moitié effacé, donne un sens nouveau au texte de la nouvelle et au récit des faits : n’est-ce pas l’oubli, l’insouciance, le manque de concentration qui font que l’homme ne sait plus lire, notamment ce que porte la pierre, mais aussi tout son environnement. L’homme n’est-il pas également un oublieux de la mort, présente pourtant au cœur même de la vie.

Ces interrogations, surgies de la matière même du texte, lient écriture, lecture, responsabilité spirituelle et confèrent aux signes une épaisseur à la fois lumineuse et obscure. L’évidence momentanée du discours coranique est remise en question par son éventement, son inaccessibilité progressive qu’on ne sait à qui ou à quoi attribuer : au discours coranique lui–même ou à l’incapacité/impossibilité humaines.

Ainsi se dessine la mouvance indéfectible sur laquelle évoluera la pratique de l’écriture chez Mohammed Dib : est-ce les « choses » qui sont obscures parce que d’une nature tellement différente de celle de l’homme ; ou est-ce ce dernier qui est inconséquent, superficiel, incapable ? La question est toujours posée dans l’œuvre depuis le départ et jusqu’à ses prolongements les plus actuels.

On constatera également ici, la nature de « puzzle » que revêt la réalité, « puzzle » dans lequel semble suspendue des sens toujours fuyants. L’écriture comme la lecture, portent en elles-mêmes une sorte de désenchantement fondamental, une souffrance, celle même de leur condition d’imperfection, d’approximation, mais aussi de trahison par rapport à une mission presque idéale d’abord destinée à l’homme.

Le Livre, c’est à dire le mythe coranique, traverse le texte et le disjoint, car il l’investit d’un écho particulier, qui le situe tout en le déportant, sur le plan spirituel, éthique, métaphysique. Simultanément, cet investissement d’une référence culturelle majeure ne se fait pas du tout selon des termes traditionnels ou habituels puisque le verbe dont il s’agit ne recouvre pas les pleins pouvoirs : il est comme balbutiant, présent dans les interstices d’une lecture rapide, hésitante, fluctuante, destinée à disparaître et à ne jamais livrer les secrets de sa présence en clair-obscur.

Il est ici comme une inquiétude lancinante, selon un plan spatial, fait de glissements, d’espaces inattendus se découvrant derrière les évidences et les éléments de la réalité immédiatement saisissables.

La nouvelle intitulée Le talisman vient parachever les réseaux de constitution de la problématique de l’écriture qui s’ouvre ici. Cette nouvelle débute là où s’achève la précédente : le sacrifice, dont il était question dans la nouvelle précédente va s’accomplir.

Le narrateur du talisman raconte notamment les circonstances de son supplice et ses conséquences directes et pour le moins inattendues. Le plan « spatial », dont nous parlions plus haut, apparaît ici plus clairement et plus radicalement ; la nouvelle commence par ces termes :

‘« Je suis revenu chez moi. Ce n’est pas un rêve. J’ai retrouvé mes montagnes.» 155

La remarque « ce n’est pas un rêve » prendra tout son sens par la suite lorsqu’elle permettra de comprendre qu’il ne s’agit plus d’une réalité cartésienne, dont parle le narrateur, binaire et exclusive. Il s’agit d’une « réalité-autre », celle qui s’apparente au « paysage de plus » qui abrite non plus la réalité des corps, mais celle des âmes :

‘« Dans ce cas, le gardien de ces lieux, ce sera moi. Je n’ai plus besoin pour m’abriter, d’une maison, pour me réchauffer, d’un âtre, pour subsister, des fruits de la terre. J’habite l’air et la lumière qui brilleront éternellement. » 156

Le « je » du narrateur se pose ici dans une perspective poétique, du moins c’est ce qu’une première approche engage à penser. Néanmoins, on remarque que l’énonciation est très claire : elle pose et revendique méthodologiquement un statut nouveau pour le « je » qui ne répond plus aux normes de l’existence humaine. Ce « je », tel qu’il se présente dans le texte, n’a plus besoin de toit, n’a plus besoin de feu, ni de nourriture. Il subsiste sans cela, ou plutôt sa voix subsiste, et arrive jusqu’au lecteur à travers le texte écrit, qui se propose alors de devenir un espace de transfert (trans/fert : c’est à dire modification du faire habituel, que ce soit sur le plan de l’écriture ou sur le plan de la représentation.). Le « je » habite l’air et la lumière, deux éléments en étroit rapport avec l’immatériel, l’intangible, l’insituable, néanmoins de l’ordre de la subsistance, ici et maintenant, dans des modalités reconnaissables et nécessaires.

Le « je » se désigne également « gardien des lieux », « veilleur ». On connaît cette terminologie (en arabe dialectal, notamment) dans la tradition maghrébine ; de façon générale, les lieux, surtout ceux qui sont qualifiés de familiers, étant « habités » par un gardien qui les protège et leur confère une ambiance particulière, bénéfique ou maléfique, positive ou négative.

Ce gardien est, en fait, l’âme des lieux, situation sans lieu, tel est le déplacement majeur qu’effectue ici l’écriture dibienne dans cette nouvelle et qui sera, par la suite, travaillée et retravaillée, dans des perspectives plus complexes.

Le monde, ici, se confond presque avec un rêve ; il est lui-même le produit d’un rêve. On assiste implicitement à une indicible conversion de l’écriture : cette dernière ne produit pas, elle est produite par une voix sans instance précise, une voix qui se déroule et se dérobe, qui installe son « dire comme un faire » ; un « faire » qui abolit le monde concret pour lui substituer un monde d’étrangeté radicale.

Et cette étrangeté parle. En cet univers, tout paysage implique une déchirure par laquelle s’engouffrent l’inimaginable, l’incertain, le secret dans la forme paradoxale d’un silence parlant. Au-delà de l’histoire/Histoire, au-delà des circonstances du récit, au-delà même de l’acte d’écriture, il existe donc une voix/voie qui subsume toutes les autres et les fait taire, qui arrache donc les précédents repères et les restitue, modifiés, saccagés, relativisés surtout.

Cette voix au cœur/ou derrière toutes les autres est la voix/voie poétique : verbe oraculaire, sans visage ; voix du masque et du secret qui fait parler mais se maintient dans l’ombre et le silence ; voix sacrale parce que déférant aux choses qui nous entourent la puissance et la force du cosmos ; voix de la mort, autre et Autre qui parlent alors à l’unisson, l’un vêtu de l’autre. Ce lieu ténu, intangible suppose d’abord un itinéraire singulier : la nouvelle reprend les circonstances de la mise en place de ce statut particulier : la guerre, et plus précisément quinze jours de cette guerre, durant lesquels le narrateur et la plupart des membres de sa famille sont emmenés dans une sorte d’ancien hammam, qui est, en fait, devenu un centre d’interrogatoire et de torture.

Il y sera supplicié, puis tué avec d’autres de ses compagnons d’infortune. Durant la séance de torture qui le concerne, il découvrira une vérité essentielle qui est en rapport avec des signes entrevus durant son état d’inconscience et de déchirure physique :

  • L’état de semi-conscience ou d’évanouissement dans laquelle il se trouve sous l’effet de la torture, lui permet d’avoir la vision de signes peu conventionnels : 
‘« J’interrogeais, sur le voile rouge de mes paupières, des signes, des paraphes, des marques qui flambaient, tremblaient, dansaient. Dessiné à traits de feu, chaque symbole apparaissait, d’abord inachevé, avec des vides de place en place, puis se précisait… » 157
  • L’opération de lecture de ces signes se révèle difficile. Les ayant « retourné » dans tous les sens, le narrateur s’aperçoit que leur « décryptage » n’est possible que s’il tient compte « d’intentions » ﺕﺎﻳﻨﻠﺍ qu’il a eu pendant son enfance, en confectionnant des « sortes de talismans » qu’il destinait principalement et innocemment, à protéger ceux de son entourage, qu’il aimait.

Il explique cette relation par le fait qu’il avait alors produit, étant enfant, des écritures, des signes, des intentions bénéfiques, qui lui reviennent au moment de sa mort pour lui dévoiler leur propre secret : celui de l’intentionnalité des actions et des signes, surtout, qui ne sont jamais produits en vain, mais possèdent la particularité quasi magique de revenir vers celui qui les a produits, transfigurés et porteurs des pouvoirs qu’il y a lui-même déposés.

On retrouve ici, de puissants mythes populaires qui refusent d’entériner le non-sens et l’absurdité des actions humaines. Celles-ci ont un visage, une fin, des retombées, ici, inattendues, spectaculaires, mais principalement intérieures.

Elles donnent au narrateur la capacité de lire, de saisir, d’établir des liens subtils entre les faits, les temporalités, les personnages. Ainsi derrière la haine apparaît la tolérance, parce que derrière la surface terrible du monde, d’autres possibilités de lecture de celui-ci apparaissent, insaisissables de suite et liés au symboles et à leur capacité de reconversion.

Les symboles sont ici « les signes peu conventionnels » : ils ne réfèrent pas à l’ordre établi, comme ils ne réfèrent pas à l’écriture prise comme simple opération de retranscription d’une réalité superficielle et immédiate à l’aide de la transparence de caractères écrits : en fait,

‘« …dessiné à traits de feu, chaque symbole apparaissait d’abord inachevé, avec des vides de place en place, puis se précisait. Des formes annelées ne tardèrent pas ainsi à s’articuler en une ligne enroulée sur elle-même, à l’intérieur d’un carré aux côtés invisibles. La spirale se grava devant ma vue profonde, ne s’effaça plus. » 158

La spirale va ensuite devenir « hiéroglyphe », signe indéchiffrable donc, ou qui nécessite une interprétation, c’est à dire une élaboration « abstractive ou imaginative », basée sur une corrélation entre le signe, quelque arbitraire qu’il soit et l’élément qu’il désigne dans la réalité ou une représentation de cette réalité.

Le narrateur pense alors « à une langue située au-delà de toutes les autres langues » : solution sans solution à sa recherche. Ce n’est que lorsque « le souvenir sans prix » lui revient, qu’il se sent prés du but.

Le narrateur se souvient, acte essentiel, dépositaire, mais également, au-delà de tous les savoirs.

Se souvenir, c’est tendre un lien entre le passé et le présent, c’est trouver un lien entre une intériorité insituable (dont fait partie le passé), et le présent, quel que soit l’état de ce présent.

Se souvenir, c’est également savoir s’arrêter, savoir suspendre l’écoulement du temps, en l’interrogeant, en le scrutant, en en faisant une lecture herméneutique qui tente de restaurer une profondeur aux choses, aux évènements qui nous arrivent, sans

que le sens soit toujours évident.

Le souvenir a donc un rapport avec l’acte d’écrire. Dans la situation présentée dans Le Talisman, le souvenir a également un rapport avec l’enfance, âge particulier, marqué par l’innocence, c’est à dire l’absence de préjugés, par le regard neuf porté sur les choses et sur l’entourage familier, qui révèlent alors une profondeur inattendue, des espaces et des liens éclectiques et peu conventionnels.

Ainsi, un geste d’enfant peut prendre une dimension mythique ou magique qui bouleverse les apparentes causalités de l’habitude et de la connaissance du monde. Ce qui accompagne l’écriture, c’est à dire l’envoi de l’objet qui porte les caractères, c’est l’intention, le vœu, c’est à dire la puissance du désir de l’enfant.

Ce désir, détaché de toute contingence, de toute relativisation par la raison, transforme ces objets en talismans protecteurs pour tous ceux qui seraient en contact avec eux. Ces talismans reviennent au narrateur en ces circonstances terribles et lui prodiguent, non pas une protection physique contre l’agression de la chair, mais une vision lucide et intérieure des choses, des évènements, du bien et du mal surtout ; vision qui l’apaise et le délivre.

Cette délivrance est liée au saisissement d’une énigme, comme si la difficulté, l’épreuve, étaient garantes de la profondeur de la vie et de son sens caché ou fuyant, qu’elle ne révèle pas clairement, mais plutôt dans l’enchevêtrement des circonstances qui constitue son opacité.

Le désir est donc nommément désigné comme une puissance à la fois fondatrice et transformatrice. Le désir « est envoyé » dans l’espace, dans le temps, à la rencontre du producteur du récit et du lecteur, qui lui rendront ainsi sa portée salvatrice et illuminatrice, puisqu’il permet de découvrir la destination intérieure des êtres et des choses.

Le désir est ensuite dépassé par l’intentionnalité qu’il porte, qui va fructifier positivement loin de lui, mais également en lui pour celui qui l’a produit, c’est à dire qu’il deviendra producteur, nodal parce que permettant l’ouverture symbolique du monde et permettant alors à celui-ci d’exister au sens fort de ce terme c’est à dire être producteur d’être, de complexité et de plénitude derrière l’apparence déchirée des choses et des faits.

Simultanément, on retrouve ici la fonctionnalité d’un adage prophétique et divin qui s’énonce ainsi en arabe, l’acte ne vaut et ne se mesure qu’à son intentionnalité.

Cet adage est à la base de la philosophie populaire porteuse de générosité et d’espoir, qui fonde également les actions humaines dans un ailleurs, différent de la matérialité immédiate et de la causalité qu’elle installe, enchaînement quelquefois mécaniste des actes et des conséquences.

L’investissement de cette « praxis populaire » est ainsi repris dans le texte simultanément avec cette « théorie » du désir fondateur. Le Talisman, dans sa portée symbolique, montre ses facettes et ses dispositions à mettre en place une représentation de l’écriture qui cumule problématique traditionnelle et perspective de modernité : dans ce cadre, la cryptographie apparaît notamment comme cette démarche d’inscription simultanée d’espaces différenciés au départ et qui trouvent ici un terrain de rencontre, de résonance et de dialogue.

Espaces qui se chevauchent, se traversent et s’occultent, mais s’apportent également mutuellement des éclairages qui révèlent alors des points de fuite et de perspective inattendue : ainsi le tragique et l’absurde de la guerre sont ici entraînés vers une globalité qui les replace dans une perspective temporelle et ontologique plus large, plus ouverte où le sens peut dévoiler la profondeur et la lenteur de sa constitution, qui passent d’abord par un inévitable « bris des certitudes intérieures », par  « une lacération des connaissances acquises et acceptées comme telles ».

La définition de l’acte, et par là même de l’action, de manière plus générale prend ici, un sens particulièrement décisif : l’acte d’avoir écrit des signes sur des pierres ou autre support est appelé par le narrateur circonstance, terme défini en ces termes par Le Robert : Particularité qui accompagne un fait, un événement, une situation.

« Dans la trame d’une vie, toute circonstance en implique une chaîne infinie et l’énonce globalement et instantanément. » Une circonstance accompagne toujours un fait, auquel elle prête sa qualité intrinsèque, sa capacité d’être identifié. Une circonstance entraîne une chaîne de circonstances dont elle sera en quelque sorte le succédané ou également le prototype.

C’est à dire le modèle abstrait, la disposition formelle qui orientera l’acte. « L’acte » envoyé au début de son existence par le narrateur, voyage dans l’épaisseur de son existence notamment, pour lui être restitué dans un présent, qui devient le présent par excellence, puisque éblouissant et révélateur, « convertisseur » en quelque sorte, d’une existence et porteur d’un sens ultime et magistral puisque lié à la mort.

L’intentionnalité première perdure et décharge sa protection et sa lumière, et prodigue l’apaisement. Ce constat est mis en rapport avec le statut et la mission de l’homme tel que le présente le narrateur :

‘« Un homme est de même, forme et expression, graphie tracée sur la matière illimitée, vocable indifférencié de ce qui est. »,

et plus loin 

‘« Je suis calligraphié sur le tissu de ce qui est. »’

L’homme est donc une graphie, un signe : le narrateur dit être le signe à lire, à découvrir et même à entamer, à disloquer comme si toute lecture impliquait inévitablement une violence, une opération réductrice, de dommage et de souffrance, mais également une opération de reconstruction marquée par la brisure et l’étonnement.

Une lecture peut comporter une « intention négatrice » du signe qu’elle utilise pourtant, mais qu’elle veut vider et déposséder de lui-même, en tant que vocable, c’est à dire en tant que nomination unique, intérieure de tout être. Mais simultanément et paradoxalement, cette lecture négatrice amène le signe à devenir ce qu’il est partiellement, c’est à dire à pratiquer sa propre capacité à se découvrir comme signe. Elle n’est donc pas entièrement négative, mais plutôt nécessaire.

Le narrateur a, en outre, compris que les sacrificateurs, c’est à dire les tortionnaires sont issus de la « même matière » que lui. Grâce à « sa vue profonde » ou à « ses yeux du dedans » comme il en parle dans le texte de la nouvelle, il réussit à mettre en place une « philosophie du pardon », une générosité, qui désignent un autre point de vue que celui de la haine ou de l’opposition qui implique le rapport conflictuel entre deux peuples, jetés dans la guerre et la démence qu’elle entraîne.

On se rappellera à ce propos que le point de vue de la haine est traité ailleurs par le même auteur à travers la figure du chasseur, impitoyable tueur qui cède « au plaisir du crime » et du sang, quelquefois entièrement gratuit. 159

‘« Il me semblait être parvenu à l’origine, au point indéfiniment différé où se croisent tous les chemins, toutes les nostalgies, toutes les promesses. Pendant que je me livrais à mon interrogation inquiète, le jour s’était levé sur un espace où la souffrance est réparation, le silence parole, le vide objet, la question réponse, le déchirement réconciliation. » 160

On remarque, à la fin, la construction paradoxale et spectaculaire des groupes nominatifs qui posent à l’aide de la ponctuation et de la syntaxe, l’équivalence découverte par « le regard intérieur ». Au-delà des antinomies, des contradictions immédiates, de la vie et de la mort même, la voix du narrateur explicite le désir et sa loi de traversée, de transcendance et de réversibilité.

Si le narrateur de la dalle écrite se sent en quelque sorte, poursuivi par une malédiction dont les tenants et les aboutissants lui échappent, celui du Talisman trouve son salut dans son sacrifice.

On comprend alors que l’écriture doit accepter de subir les violences qui lui sont faites momentanément par les binarités et les oppositions conventionnelles, stéréo typiques et superficielles pour pouvoir surgir ailleurs, dans un lieu fondé par le désir, mais aussi par « l’intention ontologique », l’intention d’être, de saisir instantanément et dans sa transfiguration étrange le monde et son environnement immédiat.

L’écriture est donc ici une démarche talismanique, dans la mesure où elle essaie de restituer « l’épaisseur et la lumière » des choses, au-delà des compromis, des consensus et des a priori. Elle essaie de montrer « l’auréole rouge qui veille sur le paysage », c’est à dire la gangue d’étrangeté qui accompagne toute activité essentielle.

L’écriture talismanique est une libération, de la matérialité restrictive, des mots notamment, pour mieux ouvrir leur capacité à désigner la brèche qui fait de tout paysage « un autre paysage », habité par la différence intraitable. Ainsi la voix du narrateur peut momentanément devenir la voix de la sérénité, de l’intériorité, de la pérennité invisible mais d’autant plus réelle par ce caractère puisqu’elle échappe à la facticité inévitable de ce qui se voit.

Notes
151.

In Le Talisman, page 41.

152.

Idem., page 46.

153.

Idem., page 48.

154.

Voir Coran, Sourate 33, Verset 72.

155.

In Le Talisman, page 123.

156.

Idem., page 138.

157.

In Le Talisman, pp. 134/135.

158.

Idem., page 135.

159.

In Le sommeil d’Eve, pp. 125 à 134.

160.

In Le Talisman, p. 138.